« Extrait des registres paroissiaux de l'église de Courteuil »
« Comptes-rendus et mémoires » par M. Vattier (année 1869).
«...L'an mille sept cent soixante-trois le vendredy vingt-cinq du mois de novembre a esté trouvé au lieu dit la croix de Courteuil sur le territoire de cette paroisse expirant et frappé d'un coup de sang le corps de Dom Antoine-François Prévost agé de soixante-trois ans, aumonier de S. A. S. Mgr le prince de Conty, prieur et seigneur temporel et spirituel de gesne au bas maine du Mans, demeurant depuis quelques années dans la paroisse de Saint-Firmin, chez dame Catherine Robin, veuve de sieur Claude David de Genty, avocat au parlement; lequel ayant expiré dans notre maison presbyterale a esté le lendemain vingt-six dudit mois visité par les officiers de la justice de Chantilly dont cette paroisse dépend et a esté constaté par ladite visite que ledit dom Prévost estoit mort d'une apoplexie lequel a esté cejourd'huy vingt-sept du présent mois transporté de ce lieu par nous curé soussigné entre les mains des prieurs et religieux de Saint-Nicolas d'Acy-les-Senlis, ordre de Saint-Benoist, congrégation de Clugny, lesquels vu que ledit dom Prévost estoit prestre et religieux profès de l'Abbaye de la Grenetière au diocèse de Luçon, ont demandé que le corps dudit deffunt fut inhumé dans leur maison, ce que nous leurs avons accordé les convoy et transport jusqu'au dit Saint-Nicolas fait en présence du sieur Alphonse de Cormière, soussigné, neveu dudit deffunt, du sieur Quin, inspecteur des jardins de S. A. S. Mgr le prince de Condé et des curés voisins soussignés.
Tannier, curé de St-Léonard. Alphonse Prévost de Courmière. Quin.Chomel, curé d'Aumont. Dieu, curé de St-FirminDe Saint-Leu, curé de Courteuil. »
Messieurs,
Celui dont vous venez d'entendre l'acte de décès n'appartient pas directement à notre pays, mais il y passa les dernières années de sa vie, et il y mourut. Il appartient donc à notre histoire locale. Je ne vais pas jusqu'à dire, malgré ses incontestables talents d'écrivains, qu'il en soit une des gloires; il y aurait au moins de larges restrictions à faire; mais je ne crois pas m'écarter du cercle de nos études en appelant sur lui votre attention pendant quelques instants. Ma notice n'est d'ailleurs, je dois l'avouer, qu'une page de dictionnaire un peu remaniée et agrementée de quelques reflexions critiques.
Antoine-François Prévost d'Exiles était né à Hesdin, dans l'Artois; le 1er avril 1697, ce qui lui donne 66 ans et demi au lieu de 63 qu'indique l'acte de décès. Son père, procureur du roi au bailliage, eut cinq enfants : Antoine était le second. On pourrait fort justement lui appliquer ce vers de poete :
Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.
A vingt-deux ans, en effet, il avait deux fois commencé son noviciat chez les jésuites qui, au dire de son biographe, avaient employé toute sortes d'intrigues et de cajoleries pour se l'attacher, et deux fois il l'avait quitté pour embrasser la carrière militaire. Son caractère indépendant et passionné était peut fait pour se plier aux lois monastiques, mais la discipline militaire lui souriait moins encore; aussi quittait-il une seconde fois le régiment au bout de quatre ou cinq ans. Après avoir puisé largement à la coupe des plaisirs mondains, courtisé les femmes, couru les aventures galantes, et mené joyeuse vie, il s'éprit d'un violent amour pour une jeune personne qui bientôt le trahit. Le désespoir, suivant son expression, le conduisit au tombeau, c'est-à-dire chez les bénédictins de Saint-Maur. Ce dépit d'amour dut produire sur son coeur une vive impression, et determiner une réaction pieuse assez grande pour l'illusionner sur le véritable état de son âme, puisqu'il fut quelque temps après éleve à la prêtrise par l'évêque d'Amiens; à moins de croire avec son biographe que les caresses des bénédictins, heureux de ravir aux jésuites un si rare sujet, soient la principale cause de cette illusion déplorable. Il se fit alors remarquer comme professeur au collége de Saint Germer; puis envoyé à Evreux pour y prêcher la station du carême, il s'acquitta de sa mission avec un tel succès qu'il excita l'admiration générale. On lui permit en récompense d'entrer à Saint Germain des-Prés, où se trouvait réunie alors l'élite de la savante Congrégation. Il s'y livra avec ardeur au travail, et l'un des volumes du célèbre ouvrage connu sous le nom de Gallia Christiana est, parait-il, presqu'en entier son oeuvre.
Mais ces rudes travaux ces études forcées ne suffisaient pas à éteindre le feu des passions qui dévoraient encore son coeur. Aussi maudissait-il souvent les voeux perpétuels qui l'enchaînaient. Enfin la passion l'emporta; il saisit un petit prétexte de mécontentement, quitta l'abbaye à la faveur d'un déguisement, et se retira en Hollande en 1729.
« Avant de le juger, dit Villemain, il faudrait savoir, avant tout, ce que cet homme, né tendre et passionné, avait souffert dans la sécheresse et les tracasseries du cloître, et combien il avait besoin de respirer l'air libre, au prix même du malheur et de la disgrâce publique.  »
Laissons de côté la sécheresse et les tracasseries du cloître, que le savant académicien ne connait guère que par ouï-dire et qu'il lui est bien difficile de juger sainement; et admettons que le coeur tendre et passionné du personnage doit avoir une large part de responsabilité dans cet oubli de sa parole engagée solennellement devant Dieu. L'avocat est d'un trop grand renom pour que sur sa demande nous refusions d'accorder au coupable le bénéfice des circonstances atténuantes : rien n'est mieux porté, de nos jours, dans la pratique quotidienne des tribunaux de toute sorte, s'agit-il même des chevaliers ou chevalières du pétrole.
Aussi bien, la réaction fut-elle vive, l'abbé Prévost, qui n'avait d'autres ressources que sa plume, venait de publier à la Haye (1720), les Mémoires d'un homme de qualité, commencés pendant son séjour à Saint-Germain-des-prés pour se distraire de l'aridité des travaux d'érudition et du triste commerce des morts, comme il appelle les vieux auteurs. Il conçut une violente passion pour une jeune protestante que le malheur avait éprouvé. Cédant à une généreuse impulsion de son coeur, il l'avait secourue dans sa détresse, et la reconnaissance dégénérant bientôt en un sentiment plus tendre, elle lui offrit sa main. Malgrè tout l'amour qu'il éprouvait lui-même, il écouta la voix de sa conscience de prêtre qui n'était pas encore muette, et celle de l'intérêt, puisque cette union sacrilège lui eût interdit tout espoir de retour en France, et il refusa la proposition. Leurs tendres relations n'en continuèrent pas moins, et elle le suivit en Angleterre.
Il fonda alors le Pour et le Contre, journal littéraires où il montra toute la souplesse de son esprit et une vaste érudition. En même temps il travaillait a son roman de Cleveland, qui parut en 1732, et fut bientôt suivi de l'Histoire de Manon Lescaut et du chevalier Desgrieux, son chef-d'oeuvre, cef-d'oeuvre de morale indépendante, pourrais-je-dire, mais qui étonne moins, tombant de la plume d'un bénédictin en rupture de ban.
« Cependant, ses succès littéraires et la causticité de son esprit lui avaient suscité quelques ennemis, parmi lesquels il faut nommer l'abbé Lenglet-Dufresnois, qui le raillai vivement de son aventure avec la jeune protestante, le représentait comme prêt à aller se faire circoncire à Constantinople, et prédisait qu'il irait pour finir au Japon, se choisir une religion à son gré. Fatigué et irrité de ces attaques, il sollicita, pour les faire cesser ou y répondre plus facilement, et il obtint la faveur du prince de Conti et du cardinal de Bissy (ou Boissy?) l'autorisation de reparaitre en France sous le costume ecclésiastique séculier. Le prince le nomma même son aumônier et secrétaire. Ce fut alors que, tout en continuant son journal le Pour et le Contre, il publia le Doyen de Killerine. Une nouvelle disgrâce l'obligea à se réfugier pour quelques temps en Belgique, mais il en revint bientôt, et sur les instances du chancelier d'Aguesseau, publia son Histoire générale des Voyages, traduite en partie de l'anglais, en partie composée par lui-même, avec un remarquable talent, et qui compte 68 volumes in-12.
« L'abbé Prévost, dit Ch. Dezobry, revint à des sentiments d'une piété sincère vers la fin de sa vie. Il s'etait retiré à Saint-Firmin, lorsque, pendant une promenade solitaire, il tomba frappé d'apoplexie. La justice ayant vérifier si cette mort n'était pas la suite d'un crime, ordonna l'autopsie; la vie n'était que suspendue : le fer de l'opérateur fit jeter un grand cri au prétendu mort, mais il était blessé mortellement et succomba aussitôt. »
Au point de vue de l'art, le romancier ne pouvait guères souhaiter de mort plus dramatique et plus originale, mais au point de vue chrétien elle est profondément triste. Quand à l'authenticité du fait, elle me parait au moins douteuse. Je retrouve le même récit dans la Biographie de Michaud, dans le Dictionnaire de la conservation et de la lecture, mais tous l'ont emprunté à la notice qui se trouve en tête des oeuvres de l'abbé Prévost (1) sans contrôler ses assertions. L'auteur anonyme de cett notice ajoute :
« Il est affreux qu'on ne puisse pas douter de ce genre de mort inouï, trop attesté malheureusement par un écrivain connu (M. de la Place) qui, consulté au bout de quelques jours par l'abbé de Blanchelande, frère du mort, sur ce qu'on pouvait faire, ne lui répondit que ces quatre mots : gémir et se taire. »
L'affirmation est nette et l'autorité de M. de la Place(2) ne semble en effet laisser aucune place au doute. Cependant, si nous rapprochons de ce récit les termes si nets de l'acte de décès, la contradiction devient formelle. Suivant le biographe, d'abord, l'abbé Prévost « fut frappé d'apoplexie dans la forêt au pied d'un arbre en revenant de chantilly à Saint-Firmin. »
Les paysans qui le trouvent, le portent au village le plus voisin, et ce village, pour lui, c'est Courteuil. Or, pour quiconque connait les lieux, le village le plus voisin de la forêt, quelque chemin qu'on prenne pour revenir de Chantilly à Saint-Firmin, c'est non pas Courteuil, mais Saint-Léonard. Et le curé de Courteuil dit positivement :
« a esté trouvé au lieudit la Croix de Courteuil, sur le territoire de cette paroisse. »
Cette croix est sur le bord de la route de Chantilly, et au coin même du jardin de l'ancien presbytère. Le biographe ajoute :
« Le curé le fit déposer dans son église en attendant la justice, qui fut appelée, comme c'est l'usage, lorsqu'un cadavre a été trouvé. Elle se rassembla avec précipitation et fit procéder sur le champ par le chirurgin à l'ouverture. Un cri du malheureux qui n'était pas mort fit juger la vérité à celui qui dirigeait l'instrument, et glaça d'effroi les assistants. Le chirurgien s'arrêta, il était trop tard, le coup porté était mortel... »
Le curé , au contraire dit :
« l'abbé Prévost ayant expiré dans notre maison presbytérale, a esté le lendemain vingt-six, visité par les officiers de la justice de Chantilly... il a esté constaté par cette visite que ledit dom Prévost était mort d'une apoplexie. »
En face des termes si précis de l'acte officiel, signé, remarquons-le bien, par un neveu du défunt, le récit contraire ne semble-t-il pas quelque peu arrangé, et n'est-on pas tenté de croire que le biographe, plein de la lecture des oeuvres si dramatiques de son cher auteur, a voulu que sa vie déjà si aventureuse se terminât par un trait saisissant, et destiné à laiser un vif souvenir dans la mémoire des lecteurs. Quand à moi j'incline quelque peu à le penser.
« Prévost avait beaucoup d'imagination; ses romans sont dans le genre sombre, et bien que la composition en soit négligée et diffuse, on y trouve des scénes d'un véritable pathétique. Ecrivain pour vivre, il travaillait à la hâte et avec une facillité merveilleuse; cependant il avait naturellement les qualités d'un bon écrivain; sa traduction des Lettres de Cicéron, entre autres, est écrite d'un style élégant, facile et pur; on y rencontre beaucoup de fautes d'interprétation. Les ouvrages de Prévost forment plus de 170 vol. in-12 » (Ch. Dezobry.)
Ajoutons, pour terminer, que la pierre tombale de l'abbé Prévost, disparue du prieuré au moment où il fut dévasté, n'a pu jusqu'ici être retrouvée. Notre regretté M. Petit l'avait inutilement cherchée pendant longtemps. Je n'ai pas été plus heureux jusqu'ici. Peut être a-t-ell été, comme tant d'autres, brisée ou employée au pavage de quelques maisons des environs, la face contre terre, comme cette statue du XIIIème siècle représentant un moine couché sur son tombeau qui orne actuellement l'église de Courteuil et qu'on a retrouvée il y a quelques années en réparant le dallage. L'intelligent maçon l'avait posée sens dessus-dessous, afin de pouvoir utiliser la dalle sur laquelle elle repose.
(1) Oeuvres choisies, T. 1, p. 27, 1783.
(2) Pierre Antoine, littérateur de valeur médiocre et peu connu.
Comité Archéologique de Senlis - « Comptes-rendus et mémoires » - année 1869-71
"Notice sur l'Abbé Prévost" par Am. Vattier,
Curé de Saint-Léonard.
Patrick Sérou - février 2009 -