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Charles Péguy (1873-1914) |
La lecture, au printemps
dernier, d'une très récente biographie de Charles Péguy m'a permis de faire, sur les quelques jours
précédent la mort de ce magnifique écrivain et l'immense poète, d'intéressantes découvertes qui m'ont
incité à rechercher des précisions complémentaires dans d'autres ouvrages, en particulier celui de
Victor Boudon, compagnon d'armes de Péguy, qui tomba à ses côtés.
Mobilisé début
Août 1914 à la 19 ème Cie du 276 ème Régiment d'Infanterie, composé de réservistes de la région parisienne
et de Seine et Marne, le lieutenant Charles Péguy se bat d'abord dans l'Est de la France, dans la région
de Commercy, Pont à Mousson, St Mihiel.
Transféré le 30 Août
avec son unité dans la Région de Montdidier, commence alors pour lui et ses compagnons, après de durs combats,
une épuisante retraite
"dans une chaleur lourde et écrasante, qui, avec la fatigue qu'elle occasionne et
la faim qui ne nous quitte pas, nous coupe les jambes",
écrit Boudon.
Ils se replient vers l'Oise; la retraite continue à travers ces bourg et ces villages dont les noms
nous sont familiers : Tricot, Ravenel, Catenoy, Liancourt, Monchy St Eloi, Villers St Paul... Mais laissons
Victor Boudon nous faire le récit de la journée du Deux Septembre 1914.
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Carte de la retraite sur la Marne du 29 août au 5 septembre 1914. |
"De verneuil, écrit-il, nous voilà arrivés dans la forêt d'Halatte et menacés d'être
pris de vitesse
par les Allemands. Il faut faire vite si l'on veut échapper à l'étreinte des pointes de cavalerie ennemie;
Vers quatre heures, la Compagnie, après avoir traversé toute la forêt, arrive par Apremont à
Courteuil. Devant nous, un avion français atterit. Sous nos yeux
se déroule un tragique spectacle : les Allemands bombardent durement la ville de Senlis. Sur la grande
route qui mène à Chantilly, c'est une fuite éperdue des malheureux habitants qui courent, affolés,
emportant ce qu'ils ont de plus précieux. Aux dires de certains habitants rencontrés, les Allemands
viennent de fusiller le Maire de Senlis, Monsieur Odent, ainsi que treize autres otages, dont un jeune
garçon de dix-sept ans. Pendant ce temps les obus allemands éclatent au milieu des nuages de fumée
grise, dans un fracas assourdissant. L'hospice et la cathédrale sont particulièrement visés.
Le lieutenant Péguy, la rage au coeur, regarde s'accomplir le drame. Alors que le capitaine Guérin
et une section restent sur la route, postés dans les fossés, nous partons déployés en tirailleurs,
menés par Péguy, à travers champs, au milieu des betteraves. Mais l'ordre nous est donné de nous
replier, afin de conserver intacte notre force de combat pour les prochaines et décisives actions,
et c'est, à travers la forêt de Chantilly, la nuit étant venue, une retraite des plus dures et des
plus risqués qui achéve de nous briser.
Le lieutenant Péguy marche en avant de la Compagnie qui
s'est séparés du reste du bataillon et est isolée dans la forêt".
Vers minuit, ils sont au château de la Reine Blanche, puis, par Coye la Forêt, Chaumontel, Luzarches,
Villeron, ils arrivent ce 3 septembre par le bois de St Witz, sur la butte de Montmélian, où existe
toujours, telle que l'a décrite Boudon dans son livre, la petite chapelle où alla se recueillir Péguy.
Le 4 septembre, repos à Vémars, dans la ferme des Carmaux.
Le 5 septembre, à sept heures du matin, le régiment quitte la ferme de Vémars, prend vers l'Est la
direction de Meaux et, par Moussy le Neuf et Moussy le Vieux, arrive vers midi près du village de
Villeroy. En début d'après-midi, une longue pause, au lieu-dit "Puiseux", près d'un ancien puits,
permet aux hommes d'étancher leur soif, sous un soleil de plomb. A seize heures et demie, ordre leur
est donné de passer à l'attaque.
"Notre point de direction est la
hauteur et le village de Monthyon
que nos ennemis occupent en force, relate Boudon. Nous avons ordre d'enlever Monthyon. Il va nous
falloir parcourir, empêtrés dans nos uniformes désuets et notre lourd chargement, trois kilomètres
d'un terrain raviné et accidenté, plein d'embûches de toutes sortes et protégé en outre par deux
lignes de tranchées avec un ruisseau à franchir, le tout défendu par des troupes d'élite ayant à
leur disposition de nombreuses mitrailleuses et une puissante artillerie. C'est une entreprise
impossible, insensée qui nous voue tous à une mort certaine et sans aucun résultat heureux possible";
Et en effet, l'hécatombe commence.
"Cependant le lieutenant Péguy, lui, est toujours debout,
malgrè nos cris de "Couchez-vous!", glorieux fou dans sa bravoure, sourd à nos appels de prudence,
agacé, énervé par cette lutte inégale dont il voit et comprend mieux que nous le danger. Et se portant
à notre alignement, sa lorgnette à la main, explorant les lignes allemandes, il se dresse comme un défi
à la mitraille, sous le feu toujours plus violent des mitrailleuses ennemies qui tac-taquent par
rafales.
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Charles Péguy Portait par Pierre Laurens (1875-1932) |
Au même instant, une balle meurtrière brise ce noble front. Il est tombé, tout d'un bloc, sur le côté, et
de ses lèvres sort une plainte sourde, comme un murmure, une dernière pensée, une ultime prière
"Ah! mon
dieu!...Mes enfants!..."
Ainsi mourut, Charles Péguy; sa longue marche à travers notre région et plus particulièrement son passage
à Courteuil, vers son rendez-vous avec la mort, présentent un intérêt
historique local qui m'a conduit à vous les relater; mais si, en outre, ce récit devait susciter chez quelques
uns le désir de parfaire leur connaissance de Charles Péguy et leur permettre de découvrir, à travers son
oeuvre, l'éternelle jeunesse de ce chantre de l'espérance, fils d'une rempailleuse de chaises, je ne pourrais
que m'en réjouir.
J. FOUREAUX.
-Bulletin Municipal- 1er semestre 1994 -
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