L'explosion, d'après une gravure du temps.


Extrait du livre : « Causes célèbres de tous les peuples » par A. Fouquier (1865-67)


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    LA MACHINE INFERNALE DE SENLIS : BILLON (1789).

    A douze lieues de Paris, au confluent de deux jolies rivières, la Nonette et l'Aunette, entourée des bois charmants d'Halatte, d'Ermenonville et de Chantilly, s'élève une gracieuse petite ville, Senlis, autrefois la perle du Valois, maintenant un peu déchue de ses splendeurs antiques, mais riante, riche et proprette. Si elle a perdu son évêché, son présidial; si elle n'est plus, comme du temps des Carlovingiens, résidence royale; si ses vieilles fortifications ne sont plus qu'une curiosité archéologique; si elle ne retentit plus des solennelles discussions des conciles, elle est toujours une des plus aimables fleurs sylvestres de la vallée de l'Oise.

    Aux premiers jours de la Révolution française, à cette heure si rapidement disparue, où l'esprit nouveau faisait encore, dans nos provinces, bon ménage avec l'esprit monarchique, Senlis, un peu plus petite, un peu moins industrieuse, mais tout aussi paisible qu'aujourd'hui, ne connaissait guère des agitations patriotiques de Paris que les cérémonies innocemment bruyantes, les discours pompeux et, comme nous dirions aujourd'hui, les manifestations, dans lesquelles le tiers-état, pour nous servir d'une autre expression de notre jargon politique moderne, s'affirmait et s'essayait à la vie publique.

    Vers la fin de l'année 1789, deux mois seulement après ces journées fameuses qui avaient vu l'Assemblée nationale quitter Versailles pour siéger à Paris, Senlis, récemment dotée d'une milice nationale, s'amusait, comme Paris lui-même, à jouer au jeu nouveau du soldat citoyen.

    On était au 13 décembre 1789. Ce jour-là était un dimanche, et la petite ville était tout en rumeur. C'est qu'il s'agissait de faire bénir les drapeaux de la nouvelle milice : tous les corps constitués, toutes les compagnies publiques ou particulières avaient été invites à la fête, et, bien que le temps fût incertain, sombre et très-froid, la gaieté, l'animation régnaient dans toute la cité.

    Le point de départ du cortège avait été naturellement fixé à l'Hôtel de Ville, d'où on devait se rendre a la cathédrale. L'ordre, adopté pour les corps divers va nous donner une idée des éléments que renfermait alors une ville de province.

    Venait d'abord un détachement de la Cavalerie nationale, précédé de son trompette. Puis, le Corps de l'Arquebuse et celui de l'Arc, avec leurs splendides costumes, précédés tous deux de leurs tambours et de leurs fifres. Au troisième rang, devait marcher la Compagnie des Royalistes-Fusiliers, au milieu de laquelle prendraient place les Officiers Municipaux, accompagnés des Hocquetons et des Valets de Ville. Puis, l'État-Major de la Milice Nationale et le Comité Permanent. A la suite de ces corps d'élite, viendraient le drapeau, porté par le commandant de la milice nationale, et le guidon de la cavalerie aux mains du porte-guidon de cette arme. Un détachement de cinquante hommes, tirés des différents corps des troupes nationales, servirait d'escorte d'honneur à ces insignes, véritables héros de la fête.

    A la suite des drapeaux, quatre compagnies de Fusiliers-Nationaux. Enfin, fermant la marche, la Compagnie de Chasseurs.

    Certes, si ce cortège devait être imposant, ce n'était pas par le nombre de ceux qui le composeraient, mais plutôt par l'excellente tenue des différents corps, par la ferveur d'un enthousiasme encore tout frais, et aussi, il faut le dire à la louange de Senlis, par la bonne intelligence qui régnait entre les officiers et les soldats de la milice, et que n'avaient pas encore altérée les discordes civiles.

    A midi sonnant, une boîte devait annoncer l'instant du départ. Les cloches de la cathédrale devaient répondre à ce signal, et déjà une troupe d'enfants se tenait en avant des tambours, qu'ils se proposaient d'accompagner par leurs cris de joie. A ce moment, une certaine indécision se manifesta parmi les chefs militaires. L'incertitude du temps faisait hésiter les autorités sur la route qu'on tracerait au cortège.

    Deux chemins s'offraient pour l'itinéraire de la cérémonie. Du point de départ, c'est-à-dire de la place au Vin, située à l'extrémité ouest, de la ville, à l'église de Notre-Dame, il existait deux routes : l'une, à travers des rues tortueuses et étroites, la rue du Grenier aux Poids et la rue de la Treille ; l'autre, conduisant à angle droit, par la rue aux Fromages, dans la rue du Châtel, voie principale, large, droite et relativement bien bâtie, qui devait permettre aux colonnes du cortège de se développer dans une ligne ascendante presque directe jusqu'au Parvis Notre-Dame.

    Les avis étaient partagés, quand on vit venir un petit homme, agé de cinquante ans environ, dont le costume bourgeois tranchait sur les costumes officiels des armes diverses de la milice. Le nouveau venu était vêtu d'une ample redingote brune, et ses mains étaient enfoncées dans un énorme manchon noir. Ses cheveux étaient simplement roulés, et il semblait décidé à se borner au rôle de curieux. Toutefois, le petit homme paraissait fort préoccupé de l'itinéraire du cortège. Après qu'il eut échangé quelques paroles avec deux ou trois officiers, il s'approcha du commandant de la deuxième division de la cavalerie, M. Hamelin, sous-aide major de la milice nationale, capitaine de dragons, écuyer de S. A. R. Mme Adélaïde de France.

    « Eh comme vous voilà fait, Billon ! s'écria joyeusement M. Hamelin. Eh ! pourquoi diable n'êtes-vous pas en costume et dans une compagnie? — Vous savez ce qu'ils m'ont fait à l'Arquebuse, répondit Billon: je ne pourrais me mêler de tout ceci, après l'affront qu'on m'a fait subir. Mais vous, monsieur Hamelin, quel poste occupez- vous? — Dame vous savez, je suis aide-major, et ma place est un peu partout, à la tête, à la queue, au milieu. — Croyez-moi, monsieur Hamelin, restez à la queue, vous serez mieux. Mais qu'est-ce qu'on me dit? Est-ce vrai que vous ne voulez pas prendre le beau chemin, la rue du Châtel ? Et tous les boutiquiers, tous les garçons, toutes les femmes, qui vous attendent par là, sur les portes et aux fenêtres! Ce serait un meurtre que de défiler par les ruelles, quand vous avez de belle rue droite pour vous développer. — Je crois que vous avez, raison , Billon; mais j'attends les ordres de l'Hôtel de Ville et je n'y puis rien. Allez donc vous habiller, Billon; un jour comme celui-ci, il ne faut pas bouder. Nous ne vous avons rien fait, nous autres.»

    L'homme qu'on appelait Billon salua respectueusement M. Hamelin et se dirigea, en souriant, vers la compagnie des fusiliers dont il semblait connaître tous les officiers. On le salua de quelques quolibets bienveillants, on lui serra la main, et il se mit à pérorer avec chaleur, en recommandant le chemin par la rue du Châtel.

    A ce moment, le timbre de l'horloge de ville frappa le premier coup de midi. Un exprès, arrivé en courant de l'Hôtel de Ville, apporta l'ordre de faire passer le cortège par la rue du Châtel, et Billon, qui entendit l'ordre passer de bouche en bouche, se retira par la rue de la Chancellerie, en jetant un long et profond regard sur les hommes du corps de l'Arquebuse, dont le riche costume se détachait au milieu des costumes divers qui s'agitaient sur la place au Vin.

    Il serait vraiment puéril de vouloir transporter le lecteur en plein drame et de chercher ici l'intérêt au moyen d'un trop facile artifice de narration. Il nous semble préférable d'exposer simplement ce que c'était que Billon, et de dire comment était née chez lui la pensée criminelle dont il allait préparer l'exécution.

    A l'angle formé par les rues du Châtel et de la Tonnellerie, habitait un horloger, nommé Rieul - Michel Billon. C'était le petit homme que nous avons dit, âgé d'environ cinquante ans, grêle, blême, aux cheveux châtain fade, au visage fortement gravé de petite vérole. Cette figure couturée, ordinairement triste et sévère, était éclairée par de petits yeux vifs et saillants. Toujours vêtu avec une propreté voisine de l'élégance, poli avec tout le monde, mais d'une politesse réservée, qui ne se livrait jamais, le petit horloger fréquentait chez Gagneux, le limonadier. C'était là que se réunissaient les bourgeois les plus honorables de la ville. Billon s'y était fait remarquer par ses bonnes manières, par sa conversation agréable et par son esprit. Tout au plus s'étail-il fait quelques ennemis parmi les joueurs et les politiques du café : car il tenait à ses idées et soutenait ses dires avec une apreté qui allait quelquefois jusqu'à la colère, et il était assez mauvais joueur. On ne lui connaissait, au fond, que des défauts dont personne, parmi les habitués du café Gagneux, n'avait à souffrir. Ainsi, on disait que cet homme, si convenable et si poli chez les autres, était, chez lui, maussade et tyrannique. Il passait pour maltraiter sa femme, pauvre créature insignifiante, bonne ménagère, d'un caractère doux et soumis, d'une réputation irréprochable, mais assez sotte et d'une figure peu attrayante.

    Billon s'était lié particulièrement avec un imprimeur, habitué comme lui du café Gagneux, M. Desroques. Tous deux avaient même tournure d'esprit, mêmes goûts; ils jouaient le même jeux leurs promenades, leurs lectures, leurs opinions étaient les mêmes : ils n'avaient rien de caché l'un pour l'autre et se visitaient fréquemment dans le jour, pour se retrouver le soir assis à la même table du café Cagneux.

    Dans le courant de l'année 1788, le caractère déjà mélancolique de Billon sembla s'assombrir encore. Son ami Desroques, son seul confident, connaissait sans doute la cause de ce chagrin, mais il ne crut devoir en parler que pour chercher les moyens de l'adoucir. On entendit plus d'une fois l'imprimeur dire en famille ou devant ses ouvriers : « Mon pauvre Billon n'est pas gai et cela me fait de la peine. C'est cependant un garçon plein d'honneur et de mérite, et qui n'a rien fait pour être malheureux. Je voudrais lui trouver quelque distraction qui le déridât et lui fit oublier ses idées noires. »

    Desroques était, depuis longtemps, de la Compagnie de l'Arquebuse, ancienne société jouissant de privilèges honorifiques assez étendus et qui, avant l'organisation de la milice nationale, comptait dans ses rangs les bourgeois les mieux posés de Senlis et même quelques membres de la petite noblesse. Desroques pensa que s'il réussissait à faire admettre son ami dans cette compagnie, Billon y trouverait des distractions aussi honorables que peu coûteuses et y nouerait des relations nouvelles qui l'arracheraient à ses sombres pensées. Billon, adroit de ses mains et porté de goût naturel vers tous les exercices qui demandent plus de coup-d'œil que de force de corps, excellait au tir des armes à feu.

    La première ouverture que fit à ce sujet Desroques à Billon fut assez mal accueillie par celui-ci : — « Eh ! mon cher Desroques, lui dit-il, après ce queje vous ai confié, croyez-vous que je puisse avoir le cœur à ces amusements et à ces parades ? Et quand même je pourrais me résigner à me frotter à ces beaux messieurs de l'Arquebuse , dites-moi si je ne ferais pas une belle figure avec l'habit écarlate, l'épée dorée au côté et l'épaulette à graines d'épinards. — Pardieu ! répliqua Desroques, vous ferez toujours aussi belle figure que votre serviteur et tant d'autres qui ne valent pas mieux que vous dans la ville. »

    Desroques en dit et en fit tant, que Billon s'accoutuma à l'idée de partager les amusements de son ami, et, comme l'imprimeur avait un excellent renom de prud'homie, comme Billon d'ailleurs jouissait à Senlis de l'estime générale, les compagnons de l'Arquebuse, d'ordinaire assez difficiles sur les admissions, reçurent dans leurs rangs le petit horloger à bras ouverts.

    Les fêtes de la réception de Billon furent des plus brillantes ; l'horloger paya sa bienvenue par des prouesses de tireur et par des chansons dites avec une verve joyeuse qu'on ne lui connaissait plus depuis longtemps. Ses traits perdirent à cette occasion, leur expression ordinaire de tristesse, et quand, a l'occasion du premier concours, il eut remporté le second prix, il se montra presque gai compagnon.

    Ce fut comme un éclair dans la vie de l'horloger. Quelque temps après, il revenait à ses habitudes de mélancolie, et son front paraissait plus sombre que jamais.

    Au commencement de l'année 1789, il lui arriva une lâcheuse aventure, qui devait avoir sur sa destinée la plus déplorable influence. Billon avait prêté à un aubergiste de Senlis une somme de 2,400 fr., pour laquelle avait été stipulé un intérêt de 10 pour cent. Il avait reçu en nantissement deux montres en or et plusieurs pièces d'argenterie. A l'échéance du billet, l'emprunteur ne se trouva pas en mesure de rembourser. Fatigué d'attendre, Billon menaça de vendre les objets engagés, et, comme sa menace n'avait eu aucun effet, il se décida à les faire vendre publiquement a l'hôtel du Grand - Monarque, par l'entremise d'une marchande à la toilette.

    La femme de l'emprunteur, courroucée du procédé de Billon, alla trouver un homme de loi et fit faire à l'horloger des offres réelles pour le montant du capital prêté et pour les intérêts calculés à 5 pour cent seulement. A l'entendre, Billon était un usurier d'habitude, une sangsue des pauvres. Triste et malhabile usurier que Billon, et qui eût dû prendre quelques leçons auprès des Gobseck de son temps! Le naïf horloger, au lieu de prélever 60 ou 80 pour cent d'intérêt sur le capital prêté, tout en stipulant l'intérêt apparent de 5 pour cent, s'obstina à réclamer les 10 pour cent convenus; l'aubergiste, se cramponnant à l'intérêt légal, s'en tint à ses offres : Billon l'assigna en payement du pincipal et de l'intérêt dit usuraire. C'était se heurter maladroitement aux lois excessives qui réglaient alors le commerce de l'argent. L'horloger devait perdre sa cause : il la perdit. Débouté de sa demande, quant aux intérêts, il prêta le flanc aux accusations de l'emprunteur et fut noté comme usurier dans la ville.

    Billon, qui avait cru à la légalité de sa réclamation, qui professait pour son débiteur de mauvaise foi un mépris ouvertement déclaré, Billon ressentit du jugement qui l'atteignait une indignation profonde. Révolté de l'injustice des hommes, confirmé par son malheur dans sa naturelle misanthropie, il se complut dans son désespoir avec l'obstination d'un hypocondriaque. Il dit à Desroques : « Mon ami, c'est là une bien malheureuse affaire. Ceci me finit, c'est le coup de grâce. Ce jugement inique est ma condamnation . . . je n'y survivrai pas. »

    L'honnête Desroques chercha à consoler son ami. Tout fut inutile. L'opinion du monde avait trop de prix pour l'orgueilleux Billon et devait l'emporter sur celle de quelques intimes, disposés, selon lui, à l'indulgence. Parmi ceux qui absolvaient Billon de sa peccadille et qui lui maintenaient leur estime, comptaient quelques-uns des praticiens les plus considérés de Senlis. Mais rien n'y fit: le coup était porté. L'horloger s'abandonna à une tristesse profonde, bientôt suivie d'accès furieux. Il se rongeait lui-même lentement, ou tendait jusqu'à les rompre les ressorts de son âme vindicative.

    Il y eut, toutefois, une sorte de rémission dans cet état violent; l'amitié de Desroques, l'estime obstinée de quelques-uns des négociants les plus justement honorés de la ville, apportèrent quelque soulagement à cet esprit ulcéré. Peut-être le temps eût-il, comme il arrive d'ordinaire, cicatrisé cette plaie si vive et si douloureuse : mais un nouvel outrage vint l'exaspérer.

    Le commandant de la compagnie de l'Arquebuse était un sieur de Lorme, aide-major, ancien gendarme de la garde, chevalier de Saint-Louis, maître particulier des eaux et forêts de Senlis. Cet homme, orgueilleux et dur, affectait une sévérité de principes et un rigorisme d'honneur qui, aux yeux de certains vieux soldats, sont un des privilèges de l'esprit militaire. Aussitôt que le commandant de Lorme eut connaissance de l'aventure de Dillon, il jura sur sa croix de Saint-Louis.qu'un usurier ne souillerait pas plus longtemps le noble drapeau de l'Arquebuse. Par ses soins, la compagnie fut convoquée extraordinairement, et l'expulsion du membre indigne, provoquée par le commandant de l'Arquebuse, fut votée en séance secrète.

    Le dimanche suivant, Billon, qu'on n'avait pas daigné prévenir de la mesure prise à son égard, se présenta, comme d'ordinaire, au jardin de l'Arquebuse : l'entrée lui en fut interdite. L'horloger insista, fit observer à ses anciens camarades que la façon dont on prétendait l'exclure était plus humiliante encore que l'exclusion même. Il demanda qu'au moins on y mît des formes. N'était-il pas possible, par exemple, de fermer les yeux sur sa présence et d'attendre jusqu'au dimanche suivant? Ce jour-là, il donnerait sa démission de lui-même et on éviterait ainsi tout scandale. On répondit à Billon qu'il était trop tard, que la décision prise était irrévocable. 11 se retira sans mot dire, la rage dans le cœur.

    Le lendemain matin, à la première heure, il se présenta chez le commandant de Lorme. Le hautain officier refusa de l'entendre et le fit jeter à la porte par ses gens. La mesure était comble. Billon rentra chez lui, brûlé par la fièvre. Il s'enferma, pleura et cria de rage, puis se calma, au moins en apparence. Pendant quelques jours, on ne le vit pas sortir de sa maison. Il parut se livrer exclusivement aux soins de sa profession, et on l'aperçut pendant des heures entières, l'œil à la loupe, placé devant la boule de verre, et maniant du bout de la pince de petits rouages de montres et d'imperceptibles aiguilles. Puis, peu à peu, Billon reprit ses anciennes habitudes; il retourna au café Gagneux, où il fut accueilli comme par le passé par ses vieux camarades.

    Billon occupait à cette époque, nous l'avons déjà dit, une maison placée à l'angle des rues du Châtel et de la Tonnellerie. Cette maison, assez proprette, à deux étages, avec un balcon au premier étage, une boutique et un petit salon au rez-de-chaussée, des persiennes vertes aux fenêtres, s'ouvrait sur la rue par une porte bâtarde peinte en vert gris. Sur le pas de cette porte, ou sur le seuil de la boutique, Billon, réconcilié en apparence avec les hommes, recommençait, comme autrefois, à regarder d'un œil calme et comme endormi le mouvement de la rue. Tout le monde crut qu'il avait oublié son injure, et ses amis s'en réjouirent. Lui, du reste, n'en parla plus à personne, pas même à l'ami Desroques, qui, trompé par l'indifférence apparente de Billon, espéra que rien ne surnageait de tout cela dans l'âme de son ami.

    Billon, cependant, roulait dans son esprit ulcéré mille pensées de vengeance, dont pas une ne laissait trace sur son front impénétrable. Il conçut d'abord l'idée de tuer M. de Lorme à la chasse : mais de Lorme n'avait pas seul infligé à Billon l'irréparable affront que le sang seul pouvait laver. Cette vengeance incomplète ne pouvait satisfaire les ressentiments du petit horloger. Parmi les membres de l'Arquebuse, quelques-uns, il le savait, MM. Leblanc, Carón et Pigeau, entre autres, s'étaient énergiquement prononcés pour son exclusion. Il fallait les punir tous, et comment faire?

    L'excitation patriotique produite dans Senlis par la Révolution promit à Billon une occasion de vengeance véritable. L'organisation des milices nationales, les assemblées fréquentes, les clubs à l'instar de Paris, toutes ces nouveautés qui réunissaient dans une pensée commune des citoyens divisés jusqu'alors par la fortune et par la naissance, donnèrent à l'horloger l'espoir de prendre quelque jour tous ses ennemis dans un seul coup de filet. Le paria de l'Arquebuse fut appelé, comme tout lee monde, dans les rangs de la garde nationale. Plus d'un, parmi ceux qui l'avaient injustement flétri, vint alors à résipiscence; mais le vindicatif Billon ne reçut leur poignée de main que sous bénéfice d'inventaire, se réservant de faire justice quand le moment serait venu.

    Dès le mois de juillet 1789, Billon sembla s'apprêter pour quelque mystérieuse expédition. Il iit quelques voyages successifs à Paris, en revint avec des caisses pleines de marchandises qu'il serra précieusement dans sa chambre à coucher, et que lui seul déballait sans témoins. Sa femme vit apporter à la maison quantité de madriers, de solives, dont la destination lui resta inconnue. A ses demandes, Billon resta sourd comme un sphinx, et ne répondit que par un sourire de ses lèvres minces et sarcastiques. Un menuisier fut appelé, et Billon lui commanda des traverses, des treillages, dont les dessins compliqués ne laissaient pas deviner l'usage. Mme Billon, créature soumise et craintive, habituée aux bourrades et aux reproches, n'avait nul accès dans le cabinet placé derrière la chambre à coucher de son mari, et c'était là que s'entassaient les ouvrages de menuiserie, les provisions, les paquets et les malles dont la destination ne piquait pas médiocrement sa curiosité.

    Un jour seulement, voyant son mari fourbir et ajuster des canons de carabine et de fusil de chasse, Mme Billon se hasarda à l'interroger. Billon lui répondit, en la poussant jusqu'à l'escalier par les épaules : — « Les ennemis vont bientôt envahir la France, et un bon citoyen doit prendre ses précautions pour le jour de la lutte. Au reste, Madame, mêlez-vous de votre ménage et n'ayez souci du reste. Il y a assez de coquins en ce monde, et il est bon que les honnêtes gens soient prêts à se défendre. »

    La pauvre créature, habituée depuis longtemps à l'obéissance passive, se le tint pour dit et ne souffla plus mot.

    Les portes du cabinet de Billon donnaient, l'une sur sa chambre à coucher, l'autre sur un escalier de service conduisant au grenier. Billon démonta cette dernière porte, y pratiqua des coulisseaux mobiles, sortes de créneaux par lesquels pouvait passer un canon de fusil. Le parquet du cabinet fut démonté, pièce à pièce, et une énorme caisse oblongue fut posée entre deux solives, remplie de poudre, scellée dans le plâtre et fortement comprimée par des poids énormes. Billon démonta également ses persiennes, creusa dans les feuilles de petits créneaux qu'il recouvrit par des coulisseaux de bois blanc.

    Tous ces soins occupèrent pendant près de six mois le taciturne horloger, sans que personne, si ce n'est sa femme, qui, la pauvre, n'était pas habituée à l'indiscrétion, pût soupçonner quelque chose de ces étranges préparatifs.

    On arriva ainsi au 13 décembre 1789. C'est ce jour-là, on se le rappelle, que devaient être bénis les deux drapeaux donnés à la milice nationale de Senlis par son député, le duc de Lévis, depuis pair de France.

    Nous avons laissé les diverses compagnies de la milice rassemblées sur la place au Vin, et prêtes à partir au coup de midi. L'heure sonnée, l'ordre venu de faire passer le cortège par la rue de la Chancellerie et par la rue du Châtel, le tambour battit, une nuée d'enfants, poussant des cris de joie, courut en avant pour précéder les troupes, et le cortège s'ébranla.

    Billon, cependant, avait regagné sa maison solitaire : car il avait envoyé sa femme et sa servante voir le défilé des fenêtres d'une maison voisine. Toutes ses mesures étaient prises, toutes ses réflexions faites. Il entra chez lui par la porte de l'allée, qu'il ferma à double tour et dont il jeta la clef dans un coin obscur. Puis, il monta dans son cabinet, ouvrit les coulisseaux des persiennes, s'assura qu'ils jouaient bien, prit l'une après l'autre plusieurs armes, arquebuses, carabines, fusils de chasse, rangées sur une table, les arma et les replaça. De temps en temps, il tendait l'oreille; mais on n'entendait encore aucun bruit dans la rue, dépeuplée d'habitants. — «Ils sont encore loin, se dit Billon, mais ils arrivent, ils arrivent, et je les attends... Pourvu que Desroques n'aille pas se raviser!... »

    Le soir du jour précédent, Billon avait, comme à l'ordinaire, fait sa partie au café Cagneux; mais, avant d'y venir, il avait été trouver l'imprimeur Desroques. Celui-ci était alors convalescent d'une assez grave maladie, pendant laquelle son esprit, surexcité par la fièvre, avait travaillé plus que de coutume. Dans sa convalescence, Desroques, pour occuper son habituelle activité, avait dévoré de nombreux journaux, des brochures chauffées à blanc par l'enthousiasme qui brûlait alors la nation tout entière. Le paisible Desroques était presque passé tribun. Des velléités ambitieuses avaient germé dans son cerveau, et, dans ses épanchements avec Billon, il se voyait déjà l'un des représentants, à Senlis, d'un régime nouveau de gloire et de liberté. Que fallait-il pour donner un corps à ces rêves patriotiques? Une occasion, et la bénédiction des drapeaux n'en était-ce pas une? Un discours ardent, à la Mirabeau, ne pouvait-il pas mettre un homme en lumière? On n'était plus, Dieu merci! dans ces temps de servitude morale, où les petits n'osaient lever les yeux ou ouvrir la bouche en présence des grands. Le tiers état ne devait-il pas, à Senlis aussi bien qu'à Paris, prouver qu'il était tout?

    Billon goûta peu toutes ces belles idées de son ami Desroques et combattit ses prétentions républicaines. Qu'irait-il faire à la cérémonie, faible et pâle comme il était encore? Il s'agissait bien, ma foi, de discours par un temps pareil : par cette bise de décembre, un bon feu et une chaude houppelande feraient bien mieux l'affaire. Desroques, piqué de la tarentule républicaine, insista; mais Billon se montra si inquiet, si malheureux des projets de son ami, que Desroques, habitué à céder, promit de ne pas sortir le lendemain.

    Au café Gagneux, où il avait joué son petit écu comme d'habitude, Billon avait cherché aussi à détourner d'assister à la cérémonie quelques-uns de ses plus intimes camarades. « Je n'attends rien de bon de ces fêtes de demain, leur avait-il dit; j'ai de mauvais pressentiments. Faites comme moi, n'y allez pas. »

    A neuf heures, en sortant du café, l'horloger était retourné chez Desroques, et, peu satisfait de la promesse qu'il avait obtenue de lui, lui avait fait donner sa parole d'honneur de rester au coin de son feu. Le lendemain encore, au moment où s'ébranlait le cortege, Billon s'inquiétait à l'idée que Desroques pourrait lui manquer de parole.

    Cependant, on commençait à entendre au loin les cris de joie des gamins de Senlis et les sourds roulements du tambour. Billon jeta un rapide et dernier regard sur ses préparatifs, sur une petite table où étaient éparses quelques feuilles de papier, couvertes des poésies écloses dans son cerveau fiévreux pendant la dernière nuit, une nuit d'insomnie! On y lisait, en gros caractères, des sentences, des vers, des phrases sans suite. Il y était écrit, par exemple :

Je serai grand comme l'Ëternel.
Je serai comme lui terrible dans
Mes vengeances.

Sur un autre feuillet, on lisait :
Vous entrerez avec la fureur des lions
Et vous serez foudroyés comme
Des moucherons.

Et, à côté de ces parol.es bibliques, cette épitaphe humoristique :
Ci git Rieul-Michel Billon,
Horloger de son état,
Fou de sa profession
et non pas de sa femme.


    Comme Billon regardait une dernière fois ces folles élucubrations, une grande clameur, mêlée des sons aigus du fifre et des graves roulements du tambour, s'éleva du côté de la rue de Paris. Billon se dit à lui-même : Les voilà ! Il ferma avec soin la porte qui donnait sur l'escalier, prit une arquebuse et s'approcha de la fenêtre.

    Le détachement de la cavalerie nationale déboucha dans le carrefour formé par les rues de Paris, de la Chancellerie, de la Tonnellerie et du Châtel. Les cavaliers passèrent devant la maison de l'horloger, et on vit s'avancer, dans le plus bel ordre, les compagnons de l'Arquebuse, tambours et fifres en tête. A ce moment, un coup de feu se fit entendre, et une sorte de frissonnement agita la foule, comme un vent subit courbe les épis d'un champ de blé. Un Instant on crut à un accident; quelque arme partie au repos, peut-être même un pétard tiré par quelque joyeux spectateur. Mais, aux premiers rangs de l'Arquebuse, on ne put s'y tromper longtemps. Un des tambours, le nommé Cambronne, étendait les bras et s'abattait par terre comme foudroyé. On s'empresse, on le relève sur ses genoux, et on s'aperçoit avec horreur qu'il avait reçu une balle au-dessus de l'œil droit. C'était donc un assassinat et non pas un accident. Pendant qu'on s'agite autour du corps du malheureux Cambronne, un second coup de feu retentit, et, cette fois, c'est un des chevaliers de l'Arquebuse, M. Leblanc fils, avocat, fils de M. Leblanc, député à l'Assemblée nationale, qui tombe atteint d'une balle dans le bras gauche, et de plusieurs chevrotines dans la poitrine et dans différentes parties du corps.

    La confusion se met alors dans les premiers rangs de l'Arquebuse; quelques-uns des chevaliers cherchent leur salut dans la fuite; d'autres courent ça et là, sans but, et cependant, au milieu de ce désordre, de nouvelles détonations se font entendre, rapides, pressées. On ne sait pas encore d'où partent les coups, et la main invisible qui les porte continue de semer la mort dans la foule avec une sinistre régularité.

    Le premier, un tonnelier de la rue de Paris, Henry Spère, s'aperçoit que la fumée des coups de feu sort des fenêtres de Billon. Spère, dont la maison fait presque le coin de la rue de la Chancellerie, à l'autre bout du carrefour, monte rapidement à sa chambre, décroche son fusil, le charge et loge une balle dans la fatale persienne, dont il fait voler en éclats deux feuillets. Billon, car c'était bien lui qui mitraillait ainsi la foule, ajuste Spèrc et perce son chapeau à quelques lignes au-dessus de la tête. Henry Spore, ancien soldat, recharge son fusil avec sang-froid et s'apprête à continuer ce duel étrange.

    Mais déjà tous les yeux sont fixés sur la fenêtre du meurtrier, et M. du Boulet, commandant de la milice, a donné l'ordre à M. Hamelin d'enfoncer la porte de l'horloger. La cavalerie d'avant-garde, les chevaliers de l'Arquebuse et de l'Arc, les Royalistes-Fusiliers et les Chasseurs, se précipitent sans ordre, en masse confuse, sur la maison ennemie. Les uns cherchent à ébranler la porte à coups de crosse; d'autres s'accrochent aux fenêtres du rez- de chaussée et en ébranlent les volets. Pendant cet assaut, plusieurs coups de feu partent encore de la fenêtre, et chacun d'eux fait de nouvelles victimes. M. Roze, major de la garde nationale, a les mains criblées de chevrotines. M. de Lorme, commandant de l'Arquebuse, objet spécial des fureurs de l'horloger, ne peut échapper au coup-d'œil perçant de celui qu'il a offensé. Au moment où il cherche à se rendre compte de ce carnage, dont il ne comprend pas encore la cause, M. de Lorme reçoit trois balles dans la poitrine. Il se traîne tout sanglant jusqu'au coin de la rue de la Tonnellerie, s'affaisse et meurt sans avoir pu proférer une seule parole. M. Deslandes, lieutenant-général du bailliage et président du Comité, voit à son tour la redoutable carabine de l'horloger dirigée contre sa poitrine. Le magistrat, par un mouvement instinctif qui lui sauva la vie, se baisse, et sept chevrotines lui labourent le crâne.

    Cependant, la porte de l'allée de Billón a cédé sous les efforts des assiégeants; ils se précipitent dans la maison, M. Hamelin à leur tête. Avec M. Hamelin , entrent M. Anlas de la bruyère, lieutenant de la maréchaussée, commandant de la première division de la cavalerie nationale; M. Boitel de Dienval, maréchal des logis de la cavalerie ; MM. Lanier et Bruneau, brigadiers; le lieutenant Jourdain, de la compagnie des chasseurs; MM. Darsonval, brigadier de la maréchaussée de Senlis, et Rouiller, sous-lieutenant de la maréchaussée de la généralité de Paris à la résidence de Compiègne.

    Au bout de la porte d'entrée, en face du vestibule, est une porte à vitrage. M. Boitel l'atteint le premier, l'enfonce d'un coup d'épaule et se trouve dans une salle à manger dans laquelle il ne voit personne. Il aperçoit l'escalier qui mène au premier étage et l'escalade, précédé par M. Lanier qui, d'un coup de crosse de fusil, fait sauter les gonds d'une porte ouvrant dans une chambre qui fait face au balcon de la rue. M. Boitel et l'aîné des frères de Gozengré entrent dans cette chambre, la parcourent du regard, la fouillent sans y rien découvrir.

    Ils en font autant dans la chambre voisine, retournent les lits, ouvrent les armoires, les placards. Rien ! Rentrés dans le corridor, ils essayent d'enfoncer les panneaux d'une autre porte : celle-là résiste; elle est barricadée en dedans. Les assaillants frappent à coups de pied ; car le peu de largeur du corridor ne permet pas de prendre assez de champ pour employer la crosse du fusil. Voyant l'inutilité de ces efforts, M. Hamelin redescend, demande un sapeur. Le sieur Gousset se présente, armé d'une hache dont il frappe les panneaux. C'est en vain : l'obstacle est solidement agencé. Le sieur Chevalier, taillé en Hercule, s'impatiente de ces retards, arrache la hache des mains de Gousset, et, du premier coup, fait voler en éclats un des panneaux de la porte. On aperçoit alors, accumulés derrière, un lourd fauteuil, une pile de bois de sciage, des échalas et des bottes de treillage réunis par des ficelles et par des clous : le tout est recouvert de fagots, de bottes de paille, et tout cet amas, de près de quatre pieds de hauteur, est caché à l'intérieur par un vieux pan de tapisserie.

    Au milieu de la chambre, à travers ces obstacles qu'on se hâte de déblayer, on entrevoit du feu, et la fumée, chassée par le courant d'air, aveugle les assiégeants. — ? II a mis le feu chez lui, le misérable! » s'écrie Chevalier, et, comme il est pompier, il court chercher la pompe et réclamer l'aide de ses camarades. Cependant, les obstacles ont été en partie retirés ou dispersés : MM. Boitel et Lanier escaladent le fauteuil et se trouvent dans la chambre où brille l'incendie. Personne encore; mais une porte latérale vient de se fermer : ce bruit dénonce l'asile de l'assassin. C'est là, en effet, qu'est Billon, et celte porte est celle de son cabinet. MM. Boitel et Lanier essayent de l'ouvrir, de l'enfoncer ; ils n'y peuvent parvenir. Mais, ne soupçonnant pas que le cabinet puisse avoir une autre issue, ils crient à ceux qui montent : — « II est là- dedans, nous le tenons, il est pris! Arrivez, arrivez ! » Et tout en parlant, tout en gardant la porte, ils chassent du pied les tisons enflammés, les fagots, la paille, qui s'allument sur le parquet de la chambre.

    Que faisait cependant Billon? Sûr que la porte, investie par MM. Boitel et Lanier, résisterait assez longtemps, l'horloger s'apprête à gagner le grenier par l'escalier de dégagement. Mais, de ce côté encore, on l'investit. Des pas précipités l'avertissent qu'il n'aura pas le temps de s'échapper. Non pas que Billon veuille fuir! il a résolu de s'ensevelir dans sa vengeance; mais, du haut du grenier, il pourra encore faire des victimes. Il rentre donc, et, comme il a crénelé cette porte qui donne sur le petit escalier de service, il passe par un des coulisseaux le canon d'une arme, et fait feu. Le coup a dû porter : un des assaillants est tombé sur les marches. Alors, Billon r'ouvre la porte et va s'élancer, quand une main le saisit à la gorge. C'est celle de M. Rouiller. Billon, sans s'étonner, renverse M. Rouiller d'un coup de pistolet, et, brandissant deux armes encore chargées, monte à reculons l'étroit escalier du grenier. On le suit : à chaque pas, il fait feu et crible de balles et de chevrotines ceux qui montent à l'assaut.

    Nous avons laissé derrière la première porte du cabinet MM. Boitel et Lanier essayant d'arrêter l'incendie. Le demi-jour de cette chambre, mal éclairée par la lueur du feu et toute remplie de fumée, leur permet à peine de distinguer le foyer de l'incendie. Ce n'est qu'en travaillant des pieds et des mains qu'ils découvrent, sous les sarments et sous la paille, une sorte de bûcher artistement construit, avec des jours d'appel et des matières inflammables reposant sur un vaste coffre scellé dans le parquet. C'est alors seulement qu'ils soupçonnent la vérité : c'est une mine qui va sauter. — «Vile, vite, Boitel, s'écrie M. Lanier, allez hâter l'arrivée des pompiers, dirigez-les, faites inonder cette infernale chambre, ou nous sommes perdus! »

    M. Boitel de Dienval court aux pompiers, et, en redescendant l'escalier, il peut entendre les coups de feu qui retentissent à l'étage supérieur. C'est Billon qui a gagné le grenier et qui, tout en reculant, en se couvrant de l'abri des poutres entrecroisées, sème la mort parmi ceux qui le suivent dans sa retraite. Mais l'un d'eux, M. de la Bruyère, qui a imite les mouvements de Billon et s'est défilé de son feu, bondit tout à coup près de lui, le saisit et cherche à le désarmer. — « Laissez-moi, M. de la Bruyère, dit Billon, laissez-moi, ne songez qu'a vous. La maison va sauter. — Je te tiens, je ne te lâche pas, » répond M. de la Bruyère. Mais il n'a pas achevé ces mots, que le parquet oscille sous ses pieds, s'ouvre avec fracas, et la maison se déchire. Les poutres s'entrechoquent, les pierres pleuvent, un déluge de tuiles, de plâtre, de briques jaillit, et tout disparaît dans l'abîme de feu du premier étage.

    L'œuvre du meurtrier était accomplie. Une immense clameur, suivie d'un silence de mort, a accompagné dans les rues voisines l'éruption du volcan. Mais, bientôt, on se secoue, on se täte : ceux que n'ont point atteints les projectiles se rapprochent de la maison béante et fumante. On court chercher des échelles : M. du Boulet fait placer des sentinelles, ordonne qu'on reconduise les drapeaux à l'Hôtel de Ville. De tous côtés arrivent des travailleurs volontaires, avec des échelles, des pioches, des haches, des cordes. Mille bras déplacent, les poutres, les pierres, les cloisons, dont l'amas recouvre les corps de tant de braves gens engloutis avec leur assassin.

    A mesure qu'un peu d'ordre se faisait dans les décombres, on y découvrait des cadavres écrasés ou calcinés, des membres brisés. Le sinistre travail dura plusieurs heures. En déplaçant plusieurs poutres entrecroisées, formant arc-boutant, on trouva M. de la Bruyère, couvert de blessures, mais vivant encore et gardant toute sa présence d'esprit. La tête et la poitrine avaient été préservées par l'espèce de toit formé par les poutres. Le reste du corps était chargé de débris sanglants. — « Mes amis, dit-il aux travailleurs, j'ai le cœur bon; allez, sciez la poutre, et je réponds de tout. »

    A deux pas de là, tout mutilé, mais respirant encore, fut trouvé Billon. L'énergique petit homme, si gravement atteint qu'il fût, se cramponnait encore aux décombres, et cherchait à se relever. Quelques chasseurs, qui le reconnurent, cédant à une indignation poussée jusqu'à la férocité, lui écrasèrent la tête avec la crosse de leurs fusils.

    Vers la fin de la journée on commença à se rendre compte du désastre : il était effrayant. Une véritable bataille! Le nombre des morts s'élevait à vingt-cinq, celui des blessés à quarante et un, en tout soixante-six personnes frappées par l'aveugle vengeance de l'horloger Billon.

    Pour qu'on ne croie pas à quelque exagération, nous donnons les noms des victimes. Cette liste funèbre, ainsi que les détails qu'on vient de lire, sont extraits d'une relation contemporaine, portant pour titre :

Précis Historique de l'Attentat de Billon, horloger,
commis à Senlis, le 13 décembre 1789,
SUIVI DE
L'éloge Funèbre
des malheureuses victimes de cet attentat,
prononcé au service général par M. l'abbé Gentry.
Et, en sous-titre :

Précis historique de l'attentat de Billon, horloger à
Senlis, et de la conduite du Comité permanent de
cette ville, contenant diverses lettres, tant de M. le
Premier Ministre des finances, que de M. le Maire
de Paris, et autres personnes, ainsi que la liste
des morts et des blessés.


Imprimé par délibération de la Municipalité de Senis,
par M.'., membre du Comité permanent de la
Cavalerie Nationale de Senlis, mis en vente au profit
des blessés et des veuves et orphelins.
M. D. ce. Lxxxx.


Avec cette épigraphe :
Quis talia fundo
Temperet a lacrymis .....


    Cette relation, retrouvée par M. Cultru, secrétaire de la mairie de Senlis, et complétée par lui à la suite d'une enquête minutieuse, dont l'occasion fut l'événement du 28 juillet 1836 (1) , est attribuée a un témoin oculaire, M. Boucher d'Argis.

...M. de la Bruyère le saisit et cherche à le désarmer.


Voici maintenant la liste des morts et des blessés du 13 décembre :
Morts:
1° M. de Lorme, commandant de la compagnie de l'Arquebuse, aide-major de la garde nationale, maître particulier des eaux et forêts de Senlis, chevalier de Saint-Louis, ancien gendarme de la garde;
2° M. Lanier, maréchal-des-logis de la cavalerie nationale, greffier en chef de la maîtrise des eaux et forêts;
3° M. Bruneau, marchand épicier, brigadier de la cavalerie;
4° M. Turquet fils, chevalier de l'Arquebuse, cavalier de la garde nationale;
5° M. Martin, marchand boulanger, fusilier de la garde nationale;
6° M. Bourguin, marchand boucher, fusilier;
7° M. Bourgeois, jardinier, fusilier;
8° M. Fahre, employé aux aides, sous-lieutenant des chasseurs de la garde nationale;
9° M.Chaumay, menuisier, caporal des chasseurs;
10° M. Delaville, cordonnier, fusilier;
11° M. Boucher, procureur du roi de l'Élection, chevalier de l'Arquebuse ;
12° M. Lemaitre de Manneville, chevalier de l'Arquebuse;
13° M. Favry, maître cordonnier, chantre de l'église de Saint-Agnan, de la compagnie de l'Arc;
14° M. Rigaut père , couvreur, officier faisant les fonctions de major des Royalistes-Fusiliers en l'absence du commandant;
15° M. Gousset, maître charpentier, sapeur;
16° M. Rouiller, sous-lieutenant de la maréchaussée de Senlis, à la résidence de Compiègne. Ce malheureux était, racontait-on, revenu, le 12 décembre, de Paris, où il venait de perdre un jeune fils. 11 avait cru devoir, en passant par Senlis, rendre une visite à M. et à Mme de la Bruyère, et cette dernière l'avait, d'une façon pressante, engagé à rester à Senlis pour la cérémonie du lendemain. M. Rouiller ayant témoigné le désir de se rendre promptement à Compiègne, pour informer sa femme de la mort de leur enfant, Mme de la Bruyère insista, lui remontra qu'il vaudrait mieux, par une lettre datée de Senlis, préparer Mme Rouiller à ce triste événement. M. Rouiller eut le malheur de se rendre à ces instances;
17° M. Darsonval, brigadier de la maréchaussée;
18° M. Louvet, cavalier de la maréchaussée;
19° M. Dupuis, maître maçon;
20° M. Lerouge, maître bourrelier;
21° M. Poté fils, compagnon maréchal;
22° M. Frigault, garçon boucher;
23° M. Messen, apprenti cordonnier;
24° Mme Letellier, rentière;
25° M. Doublet, compagnon menuisier.
Blessés :
1° M. Deslandes, lieutenant-général du Bailliage, président du Comité permanent;
2° M. Roze, ancien capitaine d'artillerie, chevalier de Saint-Louis, major de la garde nationale;
3° M. Hamelin, capitaine de dragons, écuyer de main de Son Altesse Royale Mme Adélaïde de France, commandant de la 2° division de la cavalerie nationale, sous-aide major;
4° M. Aulas de la Bruyère, lieutenant de la maréchaussée de Senlis, commandant de la 1° division de la cavalerie nationale;
5° M. de Gozengré le jeune, cavalier;
6° M. Pouillet, perruquier, fusilier de l'infanterie nationale;
7° M. Guichard, vannier, fusilier;
8° M. Horger, maître bourrelier, fusilier;
9° M. Spère (Etienne), compagnon serrurier, fusilier;
10° M. Cambronne, marchand fourreur, tambour. Ce pauvre homme, le premier atteint par le feu de Billon, ne mourut pas de la blessure terrible qu'il reçut au-dessus de l'œil. On dut le trépaner. 11 obtint les Invalides, et, dix-huit mois après l'événement, il rendit par le nez la balle qui avait traversé le coronal.
11° M. Spère, maître charpentier, fifre de l'infanterie nationale;
12° M. Jourdain, conseiller de l'Élection, lieutenant des chasseurs de la garde nationale;
13° M. Boursier fils, lieutenant au même corps;
14° M. Delvois, sergent au même corps;
15° M. Bay, scieur de long, fusilier de la garde nationale;
16° M. Spère (Aignan), charpentier, fusilier;
17° M. Durcy, garnisaire, fusilier;
18° M. Margry (Pamphile), sculpteur marbrier, fusilier;
19° M. Becqueret, scieur de pierre, fusilier:
20° M. Magny, maître de danse, roi de l'Arquebuse et porte-guidon de cette compagnie;
21° M. Perelle, officier de l'Arquebuse;
22° M. Guéret (Pierre), meunier et fermier à Villemétrie, porte-drapeau de l'Arquebuse;
23° M. Leblanc fils, avocat, chevalier;
24° M. Carbon, marchand orfèvre, chevalier;
25° M. Pasquier, charretier, chevalier de l'Arc;
26° M. David, menuisier, grenadier aux Royalistes-Fusiliers;
27° M. Lefèvre, fabricant de pain d'épice et couvreur, grenadier au même corps ;
28° M. Rigaut fils, couvreur, grenadier;
29° M. Merlette (Nicolas), maçon, grenadier;
30° M. Delafrenaye, pensionnaire à la Charité ;
31° M. Decamp, compagnon serrurier;
32° M. Gourlet fils, compagnon menuisier;
33° M. Colombel, garçon boulanger;
34° M. Michel, compagnon taillandier;
35° M. Lesueur, compagnon cordonnier;
36° M. Adrien, compagnon coutelier;
37° M. D'Humy le jeune, garçon perruquier;
38° M. Brunet, maître cordonnier;
39° M. Lequeux, berger à Villevert ;
40° Mme Motelet, épouse de M. Motelet;
41° Mlle Guy, fille de M. Guy (Antoine), menuisier.

La place Billon à Senlis. — (A. Emplacement de la maison Billon.)

    Certe longue liste devait s'augmenter, pour les morts, du nom de M. Delafrenaye, mort depuis de ses blessures. Quant à M. de la Bruyère, un des plus grièvement atteints parmi les blessés, il disputa longtemps sa vie aux opérations les plus douloureuses et n'en fut quitte qu'en perdant un œil et après avoir vu se détacher de ses os de nombreuses esquilles. Ce brave homme survécut près de quarante-cinq ans à l'événement du 13 décembre 1789, et exerça pendant près de vingt ans les fonctions de juge de paix à Senlis. Le roi Louis XVI, informé de la bravoure qu'il avait déployée à l'assaut de la maison de Billon, lui envoya en récompense la croix de Saint-Louis, et l'Assemblée nationale lui accorda, par une loi spéciale et motivée, une pension annuelle de 1800 livres, confirmée plus tard par le pouvoir exécutif de la République, suivant brevet du 6 juin 1793. Mme de la Bruyère, dont la santé était très-délicate, mourut des suites de la frayeur que lui causa cette épouvantable catastrophe. La fin malheureuse de M. Rouiller, qu'elle avait en quelque sorte retenu malgré lui a Senlis, et ses propres douleurs, précipitèrent sa fin.

    Pour ne prendre que les chiffres officiels du jour de l'événement, voilà, de compte fait, soixante- six victimes, dont vingt-six mortellement atteintes. L'attentat du 28 juillet 1836, dit de la machine infernale de Fieschi, n'a frappé que quarante-deux personnes, dont dix-neuf mortellement.

    L'attentat du 14 janvier 1858 (Orsini et consorts) a porté sur cent cinquante-six personnes; mais huit seulement sont mortes de leurs blessures, et beaucoup parmi les blessés n'ont reçu que des égratignures ou des contusions sans gravité.

    A ces rapprochements on peut ajouter une comparaison entre les auteurs principaux des attentats de 1836 et de 1858, et l'auteur de l'attentat de 1789. Fieschi, mercenaire ignoble, Felice Orsini, fanatique politique, entassent les victimes sans dévouer leur propre vie : le premier, frappé providentiellement par ses propres armes; le second, abattu par une égratignure sans gravité, ont préparé lâchement une fuite que le hasard seul ou la prostration morale rendent impossible. Billon, an moins, a eu le courage de sa férocité. Il a sacrifié sa vie à l'avance; il a lutté jusqu'au dernier soupir. L'avantage, ici, n'est pas aux assassins politiques, quelle qu'ait été chez eux la forfanterie de l'echafaud.

    Reportons-nous maintenant au lendemain du carnage de 1789. La ville de Senlis offrait le spectacle d'une cite saccagée par la guerre civile. 1a maison de Billón, presque entièrement écroulée, couvrait de ses ruines le carrefour dont elle faisait l'angle. La puissance de l'explosion avait été telle, que soixante-six maisons avaient éprouvé de sérieux dommages. Une entre autres, celle du sieur Letellier, s'était entièrement écroulée, et Mme Letellier, sa mère, avait été écrasée sous les ruines. La cathédrale, située à plus de cent toises du théâtre de l'événement, avait été secouée par l'explosion à ce point qu'une énorme pierre s'était détachée de la voûte et était allée tomber au milieu de nombreux spectateurs rassemblés pour la cérémonie. Personne, heureusement, n'avait été atteint. De carreaux intacts, il n'en restait guère dans la ville, de Senlis; on trouva dans des murs, à quelque distance de la maison de l'horloger, des boulets de douze, de vingt-quatre et de trente-six livres, et un énorme poids d'horloge, lancés par la mine comme par un canon. Il était peu de demeures où l'on n'eût à déplorer la perte d'un parent ou d'un ami.

    Aussi, faut-il faire la part de ces désastres, de ces pertes, de ces douleurs, dans la frayeur exagérée, dans les colères injustes de la population de Senlis. Dans les premiers moments, on ne put supposer qu'un attentat aussi énorme eût été préparé, exécuté par un seul homme. Aussi, les premiers jours qui se passèrent après l'événement furent-ils des jours d'alarmes. L'ennemi eût campé dans la vallée de l'Oise, que la frayeur des citadins n'eût pas été plus forte On comprendrait ces terreurs imbéciles chez les habitants des classes déshéritées de la fortune et de l'intelligence; mais, ce qu'on comprendra moins facilement, c'est qu'elles furent partagées par la bourgeoisie et par la noblesse, mieux placées cependant pour se renseigner. Le Comité permanent poussa l'absurdité jusqu'à faire fermer les portes, jusqu'à placer des postes à différents endroits de la ville, jusqu'à faire arrêter, fouiller, interroger tous ceux qui essayaient d'entrer et de sortir. La populace, toujours brutale et aveugle dans ses terreurs et dans ses colères, s'empara de la femme de Billon, et cette pauvre souffre-douleur du bilieux horloger fut traînée parles rues et conduite à la prison de ville, bien que le plus simple bon sens témoignât de son innocence. La malheureuse ne fut relâchée qu'au bout de quinze jours, encore qu'elle eût prouvé dès la première heure que son mari, très-dur et très-fermé avec elle, ne lui avait rien laissé soupçonner de ses noirs projets et l'avait envoyée dès le matin chez des voisins, des fenêtres desquels elle assistait tranquillement au défilé du cortège.

    Le Comité fut plus intelligent dans l'œuvre de la réparation que dans celle de la vengeance; il est vrai qu'il y fut aidé par l'immense pitié qu'inspira le sort de tant de victimes. Son premier soin avait été d'organiser un service de transport à domicile de tous les cadavres et de tous les blessés réclamés par leurs familles. Les blessés pauvres furent immédiatement placés dans les hôpitaux, car Senlis en possédait deux à cette époque, l'Hôtel-Dieu et la Charité. Les religieux de la Charité firent partir un exprès en poste pour amener de leur maison de Paris le père Potentien, médecin distingué, qui se multiplia dans ses visites aux blessés des deux hôpitaux et à ceux des différentes maisons des particuliers.

    Le bruit du sinistre événement de Senlis ne tarda pas à se répandre dans les communes environnantes. A Paris même, on s'en émut d'autant plus qu'on ignorait absolument la cause tout individuelle d'un attentat aussi grave. La passion populaire eut bientôt transformé la vengeance particulière d'un seul homme en une vaste conspiration anti-républicaine. Déjà des libelles diffamatoires, des pamphlets accusateurs étaient sous presse , quand deux de ces voyageurs que le Comité permanent avait fait arrêter dans le premier moment d'émoi, et qu'il avait fait relacher ensuite sur l'évidence de leur innocence, apportèrent à Bailly, maire de Paris, la lettre suivante :

« A Monsieur Bailly, Maire de Paris, Messieurs les
membres du Comité permanent de Senlis.

Le 13 décembre 1789.

« Monsieur,

    « Nous nous empressons de vous informer d'un événement affreux, arrivé tout à l'heure dans notre ville. Ce jour était fixé pour la bénédiction des drapeaux; tous les corps étaient invités et s'étaient rendus à l'Hôtel de Ville. Au moment où la troupe défilait, plusieurs coups de fusil, partis d'une croisée voisine, ont tué ou blessé autant de citoyens. Les ordres ont été donnés sur-le-champ pour enfoncer la maison et s'assurer des auteurs de cet assassinat. Après des peines inutiles pour parvenir à la chambre d'où étaient partis les coups de fusil, comme l'on essayait de briser la porte, la maison a sauté en l'air par l'effet d'une mine préparée, à ce que l'on croit, plusieurs jours d'avance. 11 parait que cet événement est l'effet d'une vengeance particulière d'un nommé Billon, horloger, qui s'était présenté quelque temps auparavant pour être admis dans le corps de l'Arquebuse, et avait été refusé. Ce malheureux a été enseveli sous les ruines, et nous n'avons jusqu'à présent aucun vestige du complot. Mais, au moyen du parti que nous avont pris de placer des corps-de-garde à toutes les issues de la ville, et d'interroger à mesure qu'elles ss présenteront toutes les personnes qui se trouveront avoir quelque liaison prochaine ou éloignée avec l'auteur de ce crime, nous espérons mettre la justice à portée d'en poursuivre la vengeance.

    « Nous avons cru, Monsieur, devoir avoir l'honneur de vous faire ce récit pour prévenir toutes les impressions défavorables que, dans un temps aussi orageux, quelque version peu exacte pourrait donner contre les Habitants de cette municipalité. L'événement qui met toute notre ville en deuil n'est que l'effet du ressentiment d'un scélérat.

    « De nouveaux détails qui nous parviennent en ce moment ajoutent à l'atrocité du fait. Le malheureux moteur de cette scène sanglante a sûrement attendu que sa maison soit pleine pour immoler à la fois plus de victimes. Quarante personnes au moins sont tués ou blessés. Il nous est impossible de vous en donner une énumeration exacte; plusieurs sont encore sous les décombres, d'où on les retire, pour la plupart, en lambeaux. « Nous sommes, etc.
« Les membres composant le Comité permanent de la ville de Senlis,
Signe : Deslandes, président,
Boucher D'argis;
Pour le Secrétaire absent,
DE GUILLERVILLE. »
    On peut s'étonner de voir cette pièce signée du nom du président Deslandes, signalé plus haut comme criblé de blessures; le fait est pourtant authentique, et l'auteur de la notice ci-dessus citée, M. Boucher d'Argis, signataire lui-même de la lettre à Bailly, fait remarquer ce fait dans son Précis historique. « Mon titre, dit-il, de membre du Comité, fait que je n'ose qu'à peine rendre à cette Compagnie la justice qui lui est due. Je ne puis cependant me dispenser de remarquer, à l'avantage de notre estimable président, que, tout blessé qu'il était de sept blessures à la tête, il n'a pas suspendu un seul moment l'exercice de ses fonctions et de son zèle. »

    Bailly put comprendre par ce récit, encore bien inexact, puisqu'on ne savait pas à Senlis toute la vérité, qu'il ne s'agissait là que d'un crime individuel, perpétré par un seul homme, et la contradiction assez ridicule par laquelle on montrait le Comité à la recherche du complot, ne dut pas dénaturer à ses yeux le caractère du crime.

    Une lettre a peu près semblable fut écrite par le Comité permanent à l'Assemblée nationale et au Procureur général du Parlement de Paris. Une autre lettre fut encore écrite au rédacteur du Journal de Paris.

    Bailly s'empressa d'adresser au Comité permanent de Senlis la réponse suivante :

« Messieurs,
« Je n'ai pu apprendre sans la douleur la plus vive l'événement affreux qui a plongé dans le deuil la ville de Senlis, à la tête de laquelle vous êtes placés. Je me suis empressé de publier, par la voie des journaux, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser; il n'y a pas u redouter que le public prenne le change sur les causes d'un crime enfanté par la scélératesse d'un malheureux qui a voulu assouvir sur ses concitoyens une vengeance personnelle.
« Recevez, Messieurs, mes remerclments des détails que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Permettez-moi de vous demander de m'adresser les détails nouveaux qui pourraient venir à votre connaissance, et croyez qu'à l'exemple de M. Lefebvre de Gineau, la commune de Paris, dont il est un des représentants, partage en ce moment votre douleur, et qu'elle mettrait toute sa félicité à pouvoir en adoucir l'amertume.
« Je suis avec respect, etc.
Signé : Bailly , maire. »
    M. Lefebvre de Gineau, dont il est question dans la lettre du maire de Paris, était, avec un autre représentant de la Commune de Paris, en tournée pour l'approvisionnement de grains de la capitale. Ils avaient appris l'événement à leur arrivée à Creil, et ils étaient venus, sur-le-champ, faire, au nom de la Commune de Paris, leurs offres de secours et de services à la municipalité de Senlis.

    Ces secours n'étaient que trop nécessaires. Plusieurs des citoyens blesses grièvement ou tués laissaient des femmes et des enfants absolument dénués de ressources. Cinquante familles étaient prêtes à succomber sous le poids de la douleur et de l'indigence. Les membres du Comité, allant au plus pressé, firent entre eux une contribution volontaire. Cet exemple fut suivi par un grand nombre de citoyens. Les corps ecclésiastiques ne se contentèrent pas de payer aux morts le tribut de leurs prières : le chapitre de la cathédrale, ceux de Saint-Rieul et de Saint-Frambourg, et les chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, de la maison de Saint-Vincent, non contents de fonder des services solennels pour le repos de l'âme des décèdes, envoyèrent au Comité permanent ou à la Société philanthropique des sommes applicables au soulagement des blessés, des veuves et des orphelins. L'évêque de Senlis fit don de 1,000 livres aux répartiteurs des secours.

    Il fallait aussi penser à réparer les dégâts matériels, qui n'étaient pas peu considérables. Les ressources de la charité individuelle n'eussent pu suffire à tout faire : aussi, le Comité permanent jugea-t-il nécessaire d'adresser au Ministre des Finances la lettre suivante :

« Monseigneur,
    « Vos eminentes occupations en ce moment pour le bonheur du royaume nous font un devoir de respecter votre temps et de ne point vous fatiguer de la répétition inutile et affligeante de notre désastre, dont nous savons que l'Assemblée du département a déjà eu l'honneur de vous informer; mais nous sollicitons instamment et avec confiance votre justice et vos bontés en faveur de nos malheureux concitoyens.

    « Parmi les nombreuses victimes de l'attentat qui répand ici la consternation, la plupart étaient des artisans ou journaliers soutenant avec peine leurs familles sur le produit de leur travail habituel. Cet affreux événement, dans une saison qui fournil d'ailleurs si peu de ressources à l'industrie, réduit beaucoup de veuves et d'orphelins à la plus extrême indigence.

    « Oserons-nous mettre aussi sous vos yeux, Monseigneur, le tableau de tous ces citoyens déchirés, mutilés d'une partie de leurs membres, luttant contre la mort qu'ils invoquent à toute heure comme le seul remède à leurs souffrances, ou considérant dans la guérison incertaine et imparfaite dont ils sont susceptibles, une longue suite de misères et d'infortunes? Votre grande âme sera sans doute navrée de douleur et de compassion sur le sort de tant de malheureux.

    « Si tous les sujets de notre bon roi sont aujourd'hui ses enfants, ils se regardent en môme temps comme vos pupilles, et mettent à vos pieds, Monseigneur, leurs maux et leurs besoins.

    « L'humanité de nos concitoyens s'est manifestée en cette occasion; mais leurs moyens sont trop au-dessous de leur zèle, trop insuffisants pour réparer un si grand désastre. Plusieurs maisons, voisines du lieu de l'explosion et appartenant à des citoyens dont elles composaient toute la fortune, ont été renversées, en tout ou en partie, par la commotion qu'elles ont éprouvée; d'autres sont tellement ébranlées, qu'on est réduit à les abattre pour éviter de nouveaux malheurs. C'est à vous, qui secondez si bien les intentions bienfaisantes d'un souverain continuellement occupé du bonheur de ses peuples, c'est à vous, Monseigneur, qu'il appartient de lui présenter le tableau de nos calamités, et de l'engager à répandre sur notre ville, en cette circonstance, des secours capables de la régénérer. La vertu se complaît à réparer les désordres du crime. A qui pourrions-nous donc mieux nous adresser qu'à notre auguste Monarque et à son digne Ministre?
« Nous sommes, avec un profond respect,
« Monseigneur,
«Vos très-humbles et très-obéissants serviteurs,
« Les membres composant le Comité .
permanent de la ville de Senlis,
« Signe : Deslandes, président; Boucher D'argis ; De Guillerville, pour le secrétaire absent. »
Necker ne laissa pas cette lettre sans réponse. Quelques jours après, il écrivait aux membres du Comité de Senlis :
    «J'ai reçu, Messieurs, la lettre par laquelle vous me faites connaître les effets et les suites du terrible événement qui a répandu dans votre ville le trouble et la désolation. A la première nouvelle, le genre de cet événement m'avait fait présager tous ces maux, et le tableau que vous m'en présentez aujourd'hui n'en a pas moins excité ma sensibilité. J'écris à la Commission intermédiaire de l'Isle-de-France; je lui recommande de se faire remettre par le Bureau intermédiaire de Senlis tous les détails qui pourront la mettre à portée d'accorder sur-le-champ les décharges et modérations d'impositions qu'ont à réclamer les propriétaires et autres personnes qui ont souffert de ce cruel événement. Je lui mande, en même temps, de s'occuper de tous les moyens possibles de secourir, sur les fonds de la province, les familles indigentes qui, privées de leurs chefs, auraient besoin des secours de l'art, de subsistances et d'indemnités pécuniaires. Elle apportera certainement à ces différents actes de bienfaisance tout le zèle et l'activité possibles, et elle sera bien sûre de seconder les intentions paternelles de Sa Majesté.
«Je suis très-sincèrement, Messieurs, « Votre très-humble et très-obéissant serviteur,      « Signé : Necker. »

    Au-dessous était écrit de la main du ministre :
« Vous pouvez toucher tout de suite 1,000 écus chez le receveur des tailles, que j'autorise ici à s'en faire rembourser par le Trésor royal, et j'en préviens M. Dufresne. »
    II convient de clore cette correspondance par la lettre suivante, adressée au Ministre des finances, le 20 décembre 1789, par le Comité permanent de Senlis :
« Monseigneur,
« Quelle que fût la misère de la plupart de ceux de nos concitoyens auxquels vous avez eu la bonté d'accorder des secours, nous serions embarrassés de vous dire ce qui les a touchés davantage du bienfait ou des expressions tendres et paternelles pont vous l'avez accompagné. Les larmes que vous avez daigné répandre sur leur infortune sont le baume le plus salutaire que l'on pût verser sur leurs blessures ; qui ne serait pas idolâtre d'un Ministre qui, au milieu des affaires les plus importantes dont un homme d'État se soit jamais occupé, non content de seconder les vues bienfaisantes de notre auguste Monarque, met une attention particulière et personnelle à accélérer la distribution des grâces destinées aux malheureux? Les termes nous manquent, Monseigneur, pour exprimer la reconnaissance de nos concitoyens; mais votre souvenir restera éternellement imprimé dans nos cœurs, et l'on ne fera jamais l'odieux récit du crime qui a désolé notre ville, sans se rappeler avec un attendrissement délicieux la part que vous avez daigné prendre à notre situation.
«Nos descendants, en parcourant nos fastes, y liront en même temps nos malheurs et le nom du génie tutélaire qui les a réparés.
« Pour nous conformer à vos vues bienfaisantes, Monseigneur, notre premier soin a été de visiter les malheureux, et de donner aux plus indigents l'argent nécessaire pour subvenir aux premiers besoins ; nous travaillons en même temps à nous procurer un état exact et circonstancié des pertes et des ressources de chaque famille, d'après lequel nous ferons la distribution des 3,000 livres que vous avez bien voulu nous accorder, ainsi que des secours que vous nous permettez d'espérer. Soyez persuadé, Monseigneur, que nous mettrons dans cette distribution tout le zèle que vous avez le droit d'attendre. Nous allons également envoyer à la Commission extraordinaire l'état des blesses, ainsi que des veuves et des orphelins qui seront dans le cas de participer à la remise des impositions.

« Nous sommes, avec un profond respect, «Monseigneur,
« Vos très-humbles et très-obéissants serviteurs,
Les membres composant le comité
permanent de la ville de Senlis,
« Signé: Deslandes, président; Boucher D'argis; De Guillekville , pour le secrétaire absent. »


    II était nécessaire de rapporter ces divers documents pour faire comprendre la gravité des suites de la vengeance de Billon. Nous n'ajouterons plus qu'un détail à ce récit. Le 14 janvier 1790, fut célébré, dans l'église collégiale et patronale de Saint-Rieul de Senlis, le service général pour le repos de l'âme des victimes, fondé par le prieur et les religieux de l'Abbaye royale de Chaalis. Ce fut l'abbé Gentry, doyen de l'église, officiai du diocèse, vicaire général du diocèse d'Orléans et membre du Comité permanent de Senlis, qui prononça l'éloge funèbre des citoyens morts par suite de l'attentat du 13 décembre.

    Ce qu'il y a pour nous d'intéressant dans cette cérémonie, ce n'est pas la rhétorique sacrée de l'abbé Gentry, avec ses exclamations cadencées, ses imprécations, ses prosopopées, ses guerriers, héros de la patrie, ses épithètes redondantes; il serait impossible d'y trouver un détail nouveau, un renseignement utile; ce n'est pas le portrait du noir scélérat, caché dans son antre impur et terririble : ce portrait, tracé d'après les règles de l'éloquence telle qu'on la comprenait alors, serait aussi bien celui de Cacus que de Billon. Ce qu'il faut noter, d'après les souvenirs contemporains, c'est le spectacle vraiment imposant et douloureux que présentait cette ville si cruellement frappée, réu nie presque tout entière dans le temple; ces femmes, ces enfants, ces pères, ces mères, ces frères, ces sœurs, apportant au pied de l'autel tous ces deuils particuliers dont se composait un deuil public ; c'est ce guidon déchiré par l'explosion comme par la mitraille d'un combat; c'est, enfin, l'union parfaite de tous les citoyens des différentes classes dans une douleur commune et l'excellent esprit de cette population de Senlis qui, dans un moment où fermentaient en France tant de passions mauvaises , s'attachait aux idées nouvelles de liberté sans oublier ses vieilles traditions de respect et d'ordre social.

    Et maintenant, revenons au triste héros de ce récit. Ce n'est pas sans quelque dégoût que nous avons vu ces braves gens de Senlis, sous le coup d'une colère légitime dans sa source, mais féroce dans ses effets, massacrer l'assassin expirant sous les décombres de sa maison. Après la férocité des hommes, ce fut le tour des férocités de la loi. Car la mort n'avait pas tout fini pour Billon.

    Il nous reste à décrire la procédure bizarre et l'absurde autant qu'ignoble châtiment dont furent poursuivis et frappés les restes mutilés de l'assassin du 13 décembre. Ces raffinements de vengeance juridique, empruntés aux lois criminelles issues du droit romain et à l'arsenal du droit canonique, ne sont plus de nos jours qu'une curiosité de criminaliste; mais, là aussi, il y a un enseignement, et le lecteur pourra se demander, en pensant qu'un siècle ne nous sépare pas encore du temps où ces barbaries pénales semblaient naturelles et légitimes aux plus éclairés et aux meilleurs, si, avant qu'un demi-siècle ne s'écoule encore, nos pénalités d'aujourd'hui ne provoqueront pas chez nos fils l'étonnement et l'horreur.

    Le cadavre de Billon, retrouvé un des premiers parmi les débris fumants de sa maison, fut porté à la geôle, et, le 14 décembre, sur l'information faite par le procureur du Roi au Bailliage de Senlis, fut condamné à être porté dans un tombereau aux fourches patibulaires. Les exécuteurs de la condamnation traînèrent par les champs ces misérables restes et les abandonnèrent au pied des fourches à la voracité des oiseaux de proie et des loups de la forêt. La malheureuse veuve de l'horloger, que la mort de son mari, la ruine de sa maison et la disparition de leur petite fortune laissaient sans ressources, exposée à la haine cruelle et à l'injuste mépris de ses concitoyens, demanda et obtint, à force d'instances, l'autorisation de faire inhumer ces déplorables lambeaux.

    Quant à la maison de l'horloger, elle fut rasée, et, selon la vieille coutume, on sema du sel sur son emplacement. La ville ordonna que cet emplacement resterait désert à perpétuité, pour abolir jusqu'à la mémoire du forfait. On sait du reste ce que valent, d'ordinaire, ces anathèmes contre la matière qui n'en peut mais, et ce que dure la perpétuité des jugements humains. Aujourd'hui, la place formée par le carrefour situé entre les rues du Châlel et de la Tonnellerie, et par l'emplacement de la maison de l'horloger, porte le nom de place Billon !

    Nous n'avons pas le texte même de l'arrêt précipitamment rendu dans l'affaire de Billon; mais nous pouvons suppléer à cette perte par le rapide historique des procès faits au cadavre et à la mémoire, et par le formulaire d'usage en pareil cas.

    Et d'abord il est facile de comprendre que toute pénalité édictée contre l'enveloppe matérielle d'une âme disparue dénonce un état de grossièreté et de barbarie. Aussi, bien que les procès faits à la mémoire ou au cadavre, comme, au reste, presque toutes les pénalités excessives de l'époque féodale, aient leur origine immédiate dans les législations germanique et romaine, leur source première doit être cherchée dans les législations religieuses de l'antique Orient.

    Plularque raconte qu'Artaxerce-Mnémon, lorsqu'il eut battu son frère Cyrus dans les plaines de Conaxa, fit décapiter son cadavre et lui fit couper la main droite, selon la coutume des Perses, pour le crime de lèse-majesté. C'est, en effet, là ce qui, dans les sociétés théocratiques, justifie les pénalités les plus extraordinaires : le roi, le chef, gouvernent au nom de la Divinité, dont ils sont les représentants immédiats sur la terre. Qui les offense, offense la Divinité même. Lèse-majesté divine, lèse-majesté humaine, c'est tout un, et la mort ne suffit pas à satisfaire la vengeance divine. Aussi, la punition s'exerce-t-elle après la mort sur le cadavre, et, à défaut du cadavre, sur la mémoire du coupable.

    Ce'n'est pas assez que la matière insensible, qui fut autrefois un homme, soit soumise à des supplices capables d'épouvanter les vivants : la pénalité théocratique atteint jusqu'aux brutes irresponsables. La législation juive, empruntée en partie à celle de la Chaldée et de l'Egypte, punit les animaux de leurs méfaits. Moïse ordonne qu'un bœuf soit lapidé et jeté aux chiens pour avoir tué un homme; qu'un pourceau soit pendu pour avoir dévoré un entant. Le Lévitique veut qu'on brûle vifs l'âne, la jument, la chèvre, qui ont servi à commettre le crime de bestialité. Au moyen âge, le concile de Worms, s'inspirant de ces puérilités asiatiques, fait brûler une ruche dont les abeilles ont commis le crime d'homicide.

    Saül, battu par les Philistins, se perce de son épée; les vainqueurs lui tranchent la tête et pendent son cadavre. Josias, roi de Juda, non content de faire tuer les faux prophètes, ordonne que leurs os soient brûlés et leurs cendres jetées au vent.

    La Grèce antique recueille dans sa législation confuse ces traditions orientales. Trois crimes, chez les Grecs, sont punis de ces châtiments posthumes : l'offense aux dieux, la trahison envers la patrie, le suicide, c'est-à-dire les crimes de lèse- majesté divine et humaine. Les violateurs des temples, les insulteurs des images divines, sont, après leur supplice, réduits en cendres et les cendres jetées au vent hors du territoire. On fit, dit Plutarque, le procès au cadavre de Phrynicus, traître à la patrie. A Syracuse, on instruisit le procès aux cadavres de Denys, d'Andronodorus, de Thémistius, et même aux statues des tyrans. Enfin, Eschine rapporte qu'on coupait la main au cadavre de celui qui s'était tué lui-même. Les vierges de Milet, coupables de suicide, sont traînées mortes par les rues et vouées à une sépulture ignominieuse. A Athènes, le suicide est un crime d'État.

    L'accusation et la punition du cadavre ne se trouvent pas inscrites dans les lois romaines; mais ces lois présentent, dans certains cas, le procès de la mémoire. Ainsi, pour les crimes de perduellion (haute trahison), de concussion, de péculat, la mort n'éteignait point l'action publique. Le préteur instruisait le procès comme si le coupable vivait encore. Il en fut ainsi pour Pisón et pour Libo, condamnés à mort après leur mort. Le suicide entraînait un châtiment pour le cadavre. Les pauvres gens qui, sous Tarquin l'Ancien, bâtissaient les magnifiques cloaques de Rome, et qui se tuaient par centaines pour échapper au supplice de ce travail forcé, étaient, après leur mort, accrochés au gibet, et servaient de pâture aux corbeaux et aux vautours.

    Et ce n'est pas seulement chez les Romains qu'on rencontre ce châtiment du suicide : chez les Carthaginois, dont la religion, les lois et les mœurs sont un reflet de la civilisation phénicienne, on trouve les mêmes pratiques, évidemment répandues par tout l'Orient. Magon-Barcée, le vainqueur de Denys le Tyran, ayant été vaincu à son tour par Timoléon, se tua pour échapper au supplice qui attendait à Carthage un général malheureux : son cadavre fut mis en croix.

    L'Allemagne du moyen âge fournit de nombreux exemples de sévices contre le cadavre. Conrad Celtes, poête impérial et bibliothécaire de Maximilien Ier, écrivant vers la fin du quinzième siècle, nous montre près des portes des villes allemandes des cadavres suspendus par centaines aux gémonies, se heurtant au gré du vent avec de sinistres bruits de chaînes, et déchirés par les corbeaux et les oiseaux de proie. 11 ajoute que c'était une coutume en quelque sorte sacrée de traîner sur la claie par les rues, et de clouer à des pilons ou à des gibets plantés près des portes des villes, les cadavres des suicidés, et des grands criminels. On les déchirait souvent et on en exposait les quatre parts aux quatre points cardinaux.

    Voilà pour les origines de ces pénalités bizarres. Voyons maintenant comment ces pénalités s'exécutaient en France. Nous avons sur ce sujet deux guides excellents : Ayrault, lieutenant criminel au siège présiclial d'Angers vers le milieu du seizième siècle, et Jousse, auteur du traité bien connu de la Justice criminelle de France.

    Ayrault, très-savant jurisconsulte, ancien avocat au Parlement de Paris, quelque peu esprit fort et très-animé contre les jésuites, semble d'abord, dans son livre curieux, juger avec une grande liberté d'esprit et une grande sûreté de bon sens les tortures exercées sur le cadavre. «La mort, dit-il fort bien, efface et estainct le crime... Voyons s'il n'est point ridicule et inepte, voire cruel, voire barbare, de batailler contre des umbres, c'est-à- dire citer et appeler en jugement ce qui ne peut à la vérité ny comparoir ny se deffendre, et où il n' a crime, correction, ny gaing de cause. C'est Dieu auquel ils ont désormais affaire...» Montaigne n'eût pas mieux dit.

    Ayrault ajoute : « Quel profit ou quel exemple peut-il y avoir à traîner des armoiries en bas, à jeter des cendres au vent, et (ce qui est plus encore barbare) à pendre ou décapiter un corps mort?» Il est vrai que celui qui vient de donner ces excellentes raisons, aujourd'hui adoptées par toute l'humanité civilisée, mais alors fort nouvelles et sentant leur paradoxe, donne ailleurs, en faveur de ces pénalités barbares, cette raison que, si on ne punit pas les morts, on ne peut les restituer, c'est-à-dire les réhabiliter.

    Ce que l'on paraît avoir cherché en France, par ces supplices étranges, c'est l'exemple. On avait voulu réserver aux grands crimes une pénalité monstrueuse comme ces crimes mêmes, et c'est par la même raison déraisonnable qu'on punissait les enfants pour les fautes de leurs pères. Mais ce qui apparaît le plus clairement dans ces singularités de l'ancienne législation française, c'est l'imitation malheureuse des anciennes sociétés théocraliques de l'Orient.

    Quels étaient, en effet, les crimes pour lesquels on punissait l'homme même après sa mort? Uniquement ceux qui touchaient à la Divinité ou à ses représentants sur la terre, ou ceux-là encore qui paraissaient assez extraordinaires et atroces pour offenser plus particulièrement les lois divines. Les crimes de lèse-majesté divine en premier lieu : l'hérésie, le blasphème, la bestialité. Ensuite, les crimes de lèse-majesté humaine, c'est-à-dire les attentats contre le prince ou sa famille, contre son autorité, contre l'Etat. Enfin, l'homicide de soi-même et le duel. Tous cas de punition sur le cadavre ou sur la mémoire du coupable ; tous cas dits royaux, punissables du dernier supplice, imprescriptibles, admettant dans la forme du supplice l'arbitraire le plus complet, les fantaisies les plus atroces. Voyez, par exemple, les raffinements de cruauté inventés par la religion royale dans les supplices de Damiens, de Châtel, de Ravaillac, le cortège épouvantable de claies, de tenailles, de torches ardentes, de chevaux tirant les membres, les maisons rasées, le sel répandu sur la place où elles s'élevaient.

    Et il ne faudrait pas croire qu'en France de pareils procès et de pareils supplices fussent rares. Si les crimes de lèse-majesté divine, les attentats contre le prince, les intelligences avec les ennemis étrangers, la rébellion à la justice avec force, le duel, ne fournissaient relativement qu'un petit nombre d'exemples de cette procédure, le suicide et ses conséquences judiciaires n'étaient que trop fréquents. « Aujourd'huy, dit Ayrault, pour y adjouster plus d'ignominie, ceux qui se sont défaicts eux-mêmes, nous les faisons pendre la teste en bas; et il nous est maintenant fort ordinaire de faire le procez au cadaver, et d'y sévir.»

    Pour ne citer que quelques autorités et quelques exemples, rappelons que, sous Lothaire, le concile de Valence décida que quiconque mourrait en duel serait privé de sépulture et de prières. Ceci est purement la loi romaine contre le suicide. Sous Philippe le Long, un certain nombre de Juifs, prisonniers à Paris, s'étant, de désespoir, tués les uns les autres, on condamna les cadavres à être pendus et brûlés. Voilà pour le duel et le suicide. Ajoutons le procès fait, en 1604, à Nicolas l'Hôte, commis du secrétaire d'État Villeroi ; cet homme, coupable du crime de lèse-majesté humaine (il avait vendu à l'Espagne le secret des délibérations du Conseil royal ), s'étant enfui et noyé dans la Marne, le prévôt de Meaux instruisit le procès de son cadavre, qui fut condamné à être traîné sur la claie, la face contre terre, puis tiré à quatre chevaux, et les quartiers exposes sur quatre roues aux principales avenues de la ville.

    Quant au crime d'hérésie, Wiclef nous fournit un mémorable exemple de procès fait au cadavre. Ce célèbre hérétique anglais du quatorzième siècle, ce redoutable ennemi de la puissance spirituelle et temporelle du pape, cet adversaire de la transsubstantiation et de la confession, étant mort frappé d'apoplexie, fut accusé comme hérésiarque par le promoteur et les syndics au concile de Constance, et, comme il ne se trouvait ni parent ni héritier qu'on pût ajourner pour le défendre, ils firent publier trois fois à son de trompe que si quelqu'un voulait se présenter pour purger sa mémoire, il eût à comparaître devant le concile. Personne ne s'étant présenté, on entendit les témoins, et Wiclef fut, par sentence, déclaré hérésiarque, ses os déterrés, brûlés et les cendres jetées au vent.

    Déjà, au commencement du quatorzième siècle, le pape Boniface VIII avait fait déterrer et brûler, pour cause d'hérésie, le cadavre d'Hetmaier, tenu pour saint pendant sa vie et honoré comme tel à Ferrare.

    La loi anglaise s'acharnait naguère encore sur le cadavre du voleur. Le juge pouvait ordonner au shérif de faire pendre après sa mort le corps du supplicié par des chaînes. Elle accordait au créancier main mise sur le cadavre de son débiteur, témoin Shéridan saisi pendant ses obsèques à la requête de ses créanciers (1816). Mais, si ce sont là des pénalités et des usages barbares, ce n'est pas le procès au cadavre. Ce genre de procédure n'existait que pour le suicide (felo de se), dont le cadavre, percé d'un pieu, recevait pour sépulture ignominieuse un carrefour de grand chemin. La confiscation des biens accompagnait ce châtiment posthume. On sait que la fréquence des suicides en Angleterre a fait déroger à cet usage judiciaire, et que le coroner, en présence du cas le plus évident de suicide volontaire et raisonné, déclare imperturbablement que le suicide a eu pour cause la folie.

    Le duel, en France, fut, au dix-septième siècle, aussi fréquent que le suicide l'est en Angleterre de nos jours. Aussi, est-il curieux de rappeler le luxe de peines édictées pour cette cause contre le coupable vivant ou mort, et de faire remarquer l'impuissance de cette procédure excessive.

    Le duel, on le sait, était puni par de nombreux Edits royaux avec une sévérité d'autant plus absurde qu'elle fut toujours inutile. La raison que Jousse, en son Traité de la Justice criminelle de France (t. III, partie IV, titre 13), donne de ces rigueurs impuissantes, est inepte. Le duel, dit-il, «est une espèce d'homicide plus criminel que l'homicide ordinaire, parce que c'est un sacrifice volontaire qu'on fait à la vengeance ou à un point d'honneur le plus souvent imaginaire, qui est suivi ordinairement de la perte de la vie et des biens. » Le vrai est que l'influence religieuse avait, depuis le règne de Henri IV, fait assimiler le crime de duel à celui de lèse-majesté. C'est la le point de départ des pénalités portées et confirmées par l'Ordonnance d'avril 1602 et par de nombreux Edits.

    De l'assimilation au crime de lèse-majesté découlait naturellement, en cas de mort de l'un des combattants ou de tous les deux, le procès fait au cadavre ou à la mémoire, ainsi que la privation de sépulture.

    Il est vrai de dire que ces peines, comme il arrive toujours de celles qui passent la mesure, étaient rarement appliquées. Ainsi nous voyons que, dans certains cas, on distinguait subtilement entre le duel et la rencontre. Brillon rapporte à ce sujet un Arrêt curieux du 31 mars 1706. Un capitaine, ayant été cassé, avait fait mettre l'épée à la main à celui qu'il jugeait être l'auteur de sa disgrâce. Ce duel, si jamais il en fut, fut déclaré n'avoir été ni duel, ni assassinat, mais seulement « le dessein de se venger d'une homme de qui l'on est offensé, par les voies que l'honneur et la bravoure semblent autoriser. »

    Voyons maintenant quelle était, d'après l'Ordonnance de 1670 (lit. XXII, art. 1 et suivants), et dans les cas déterminés par elle, ainsi que d'après l'Arrêté de Règlement de 1770, la procédure d'usage en France dans les procès au cadavre ou à la mémoire.

    On commençait par informer. L'information une fois faite et le corps du délit établi, tant par la visite que par l'information, et par le rapport des médecins et des chirurgiens, le juge ordonnait, sur les conclusions de la partie publique, que le cadavre fût apporté dans la basse geôle, s'il y en avait une, sinon dans un autre endroit de la prison. S'il s'agissait d'un suicide, il devait aussi ordonner que tous les instruments ou objets ayant servi à procurer la mort à l'accusé, s'il s'en trouvait, fussent remis au greffe, pour être représentés au curateur, lors de l'interrogatoire.

    Puis, le juge nommait d'office un curateur au cadavre du défunt, si ce cadavre existait, et à son défaut, à la mémoire. L'Ordonnance de 1670 (lit. XXII, art. 2) disait que si quelqu'un des parents du défunt se présentait pour faire cette fonction de curateur, il devait être préféré à tout autre, les parents étant plus intéressés que toutes autres personnes à remplir cette fonction, tant pour l'honneur de la famille, que pour conserver, s'il y avait lieu, la succession du défunt, à l'exclusion du fisc. Mais c'était aux parents à se présenter d'eux- mêmes; le juge n'était pas obligé de les avertir.

    En France, dit Ayrault, on crée un curateur au cadavre, comme au sourd, au pupille. On instruit le procès comme on eût fait avec le défunt. On ouït, on recole les témoins, on confronte au cadavre le curateur présent. Ayrault trouve, à bon droit, cette curatelle absurde. Il fallait, dit-il, faire intervenir la veuve, les héritiers, les parents, les ayants intérêt, et non un curateur pour la forme et qui n'est pas partie légitime.

    Et cependant, on tenait tant à cette formalité de la curatelle, qu'on baillait des ajournements personnels aux juges qui ne l'avaient pas observée.

    Le curateur devait réunir certaines qualités et se conformer à certaines prescriptions. Il devait savoir lire et écrire. Il devait prêter serment, et il en devait être fait mention. Il fallait observer à son égard les mêmes formalités que pour les curateurs donnés aux sourds et muets. Ainsi, le curateur ayant pour mission spéciale la défense de l'accusé, ne pouvait préjudicier à celui à qui il avait été donné, en avouant mal a propos le crime: il devait ne dire autre chose que ce qu'eut dit l'accusé lui-même, s'il avait vécu. C'était au curateur à répondre, lors de l'interrogatoire, à reprocher les témoins, à faire tous actes de procédure que l'accusé eût pu faire lui-même. Les juges devaient interroger le curateur placé derrière le barreau, et, lors du dernier interrogatoire, on le faisait tenir tête nue et debout, quelques conclusions ou sentence qu'il y eût contre l'accusé. C'est-à-dire que, s'il y avait des conclusions à peine afflictive, le curateur ne devait pas être placé sur la sellette, comme l'eût été l'accusé lui-même. Tous les actes de la procédure devaient faire mention de l'assistance du curateur, à peine de nullité, et de dépens, dommages et intérêts des parties contre les juges, à la réserve du dispositif du jugement définitif, qui ne devait faire mention que de l'accusé.

    Le curateur interrogé, on entendait et on recelait les témoins, et on les confrontait au curateur de la même manière que pour les autres confrontations. Pour que la procédure fût exacte, il fallait représenter le cadavre aux témoins et au curateur; à cet effet, le juge, après la confrontation, devait se transporter avec le curateur et ses témoins dans la basse geôle, ou dans tel autre endroit où le cadavre avait été déposé, et dresser procès-verbal de leur reconnaissance.

    Si l'instruction se prolongait, on faisait embaumer le cadavre, afin de conserver le sujet sur lequel, le cas échéant, devait s'exercer la condamnation. Le juge ordonnait, à cet effet, que le cadavre resterait en la garde de personnes désignées, jusqu'à ce qu'il en fût autrement ordonné par justice. Mais si le cadavre était en tel état qu'il ne pût être conservé, on ordonnait, par provision, qu'il fût enterré en terre sainte ou profane, suivant le cas échéant, sauf à l'exhumer plus tard. C'était au tribunal entier à ordonner cette inhumation provisoire, et non au juge d'instruction, qui n'avait non plus qualité pour ordonner seul que le cadavre fût enterré, par provision, en terre profane, puis- qu'alors c'était le condamner par avance.

    Les condamnations qui pouvaient intervenir contre le cadavre étaient celles-ci : être traîné sur la claie, la face contre terre, par les rues et les carrefours du lieu où la sentence aurait été rendue ; puis, être pendu à une potence par les pieds, ensuite traîné à la voirie; enfin, les biens confisqués.

    Quand le cadavre n'avait pu être conservé et avait dû être mis en terre, on faisait, selon le sexe de l'accusé défunt, une figure d'homme ou de femme, le représentant grossièrement, et c'était sur cette figure que s'exécutait le jugement.

    Si le défunt était noble, et au cas seulement de crime de lèse-majesté, on déclarait quelquefois ses enfants roturiers, ainsi que toute sa descendance; on ordonnait que ses statues et armoiries fussent brisées, ses châteaux et maisons rasés, les fossés comblés, les bords abattus, ainsi qu'il fut jugé sous Charles VI, par sentence du prévôt de Paris du 26 août 1392, contre Pierre de Craon. La même sentence fut portée, le 10 octobre 1458, sous le règne de Charles Vil, contre le duc d'Alençon.

    Quant aux condamnations qui pouvaient être prononcées contre la mémoire d'un défunt, elles se rendaient sous la formule ad perpetuam rei memoriam; mais elles ne s'exécutaient point par effigie, et s'inscrivaient seulement sur un tableau, en place publique.

    Il était permis au curateur d'interjeter appel de la sentence rendue contre le cadavre ou la mémoire du défunt, et il y pouvait même être obligé par quelqu'un des parents du défunt ; mais, en ce cas, c'était le parent appelant qui était tenu d'avancer les frais. Dans le cas où un curateur était contraint d'appeler, il devait prendre un pouvoir du parent.

    L'appel de ces sortes de sentences n'avait donc pas lieu de droit, et elles n'étaient pas du nombre de celles qui ne pouvaient s'exécuter sans avoir été confirmées par arrêt. Toutefois, la maxime et les usages du Parlement de Paris étaient directement contraires à cette disposition de l'article 4 du titre XXII de l'Ordonnance de 1670.

    En cas d'appel, le curateur devait être ouï en la chambre du Conseil, lors du jugement, de la même manière qu'en cause principale.

    L'Arrêt de Règlement du Parlement, en date du 27 mars 1770, modifie légèrement cette procédure. Il ordonne que, dans le cas où il s'agirait de faire le procès à un défunt pour homicide de soi-même, « après avoir fait par les Juges la levée du cadavre et avoir dressé procès-verbal de l'état de ce cadavre, l'avoir fait visiter par médecin et chirurgien, le tout conformément à l'Ordonnance de 1670, aux titres IV et V, et avoir entendu, lors de la levée dudit cadavre, ceux qui étaient en état de déposer de la cause de la mort, du lieu du délit, et des vie et mœurs dudit défunt, et tout ce qui pourra contribuer à la connoissance du fait; lesdits Juges ordonneront l'inhumation dudit cadavre en terre profane, sans pouvoir la retarder ou différer par aucun embaumement et sous quelque prétexte que ce puisse être. Fait défense à toutes personnes, de quelque état ou condition qu'elles soient, d'apporter aucun trouble ou empêchement, sous quelque prétexte que ce puisse être, aux procès-verbaux de visile de l'état des cadavres et à leurs inhumations, sous les peines portées par l'Arrêt de la Cour du 1° septembre 1725 ; pour, après toutes lesdites formalités, le procès être instruit contre la mémoire seulement dudit défunt, en la forme prescrite par le titre XXII de l'Ordonnance de 1670, et ainsi qu'il est ordonné par l'article IX de la déclaration du 14 mai 1724, concernant la Religion. »

    Pour revenir à Billon, dont le procès par-devant le Bailliage de Senlis fut le dernier exemple de ces procédures barbares, si nous n'avons ni l'arrêt ni la procédure, dont nous n'avons pu retrouver la trace, il est à croire que tout cela fut un peu bien sommaire et que le cadavre de l'horloger fut jugé comme avait été frappé l'horloger lui-même, ab irato. Sous la pression de l'indignation populaire, ce jugement n'eut sans doute lieu que pour la forme, et afin de justifier l'exposition de ses misérables restes, la confiscation de ses biens et la destruction de sa maison.

    Disons, à l'honneur de noire siècle, qu'aujourd'hui sans doute, quelque épouvantable que fût le crime de Billon, la vengeance populaire n'eût pas achevé le coupable expirant, et que si, par impossible, l'horloger eût survécu au massacre dans lequel il cherchait à s'envelopper lui-même, un Jury français n'eût vu dans cet homme qu'un monomane hypocondriaque, un fou dangereux dont on avait surexcité par des procédés injustes la sensibilité maladive.


Extrait du livre : « Causes célèbres de tous les peuples » par A. Fouquier (1865-67)


    P. Sérou - Février 2009 -    

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